Deux trilogies romanesques l’ont rendu célèbre : Le Culte du moi et Le Roman de l’énergie nationale. La première lui valut le surnom de « Prince de la jeunesse ». Et son influence fut grande sur ses cadets : Aragon, Malraux, Mauriac, Montherlant, et d’autres.
L’orateur à la tribune
Barrès est aussi un orateur. Son troisième discours sur les églises de France1 prononcé le 13 mars 1913 est un sommet d’éloquence parlementaire. Dès le lendemain de sa prestation, investi par sa mission de vulgarisation de la vie parlementaire, Barrès en fait un compte-rendu à ses lecteurs de L’Écho de Paris, sous une forme condensée, titré « Le Progrès de la question des églises à la Chambre ». Dès l’incipit de son discours, le volontarisme du député et sa recherche évidente de consensus s’expriment :
Messieurs, la question des églises, depuis deux ans, a fait de grands progrès. Nous sommes maintenant d’accord, pour la poser tous de la même manière. Nous voulons assurer la sauvegarde de notre architecture religieuse, la sauvegarde de nos églises, de celles qui sont belles et qui ont mérité d’être classées, aussi bien que de celles qui n’ont pas au même degré un intérêt archéologique. Nous le voulons, les uns et les autres pour des raisons différentes. Qu’importe ! Ce que nous poursuivons, c’est un but commun, et nous nous acheminons vers ce but avec des préoccupations d’ordre divers selon nos natures, nos idées et notre philosophie.
Ce début de discours rassembleur permet à Barrès, de se mettre en valeur et de capter l’attention de ses collègues.
Mais il ne s’agit pas que d’un artifice rhétorique puisque, dans Mes Cahiers, le député regrette que son discours soit perçu comme purement idéologique et donc partial : « Vous voulez classer ma pensée dans une catégorie politique trop étroite pour la contenir toute2 » Barrès veut embrasser les opinions. Il effectue plus loin, dans son discours, un parallélisme entre le peuple et la Chambre pour persuader cette dernière du bien-fondé de son combat. Il insiste, pour ce faire, sur l’accord plein et entier du peuple pour sauvegarder les églises, dans une formule choc : « L’accord est dans la Chambre ; il est plus encore dans le pays. »
Dans ce troisième discours également, l’emploi de nombreuses questions oratoires, sortes de béquilles, auxquelles le parlementaire Barrès répond d’ailleurs au fil de son intervention à la tribune, permet la progression du raisonnement de l’auteur et confère au discours sa vivacité et son dynamisme.
Barrès prend pour acquis que tous veulent sauvegarder le patrimoine religieux ; il devient donc inutile de reparler de l’effondrement des édifices : cette étape est dépassée pour lui. Comment sauver le patrimoine ? Voilà la question. La technique discursive de l’orateur pour y répondre suit un schéma bien rôdé qui use d’une palette de registres divers, de l’ironique au comique, sans oublier le polémique. Le but du député est de mettre l’État face à ses responsabilités.
Il achève son intervention par un exemple tonitruant qu’il traite sous la forme d’un court récit à chute bien structuré, qui obéit à la technique du crescendo3
Il introduit d’abord une ville au passé historique riche dont il tait le nom. Puis il explique que le Conseil municipal de cette même ville, récalcitrant à conserver un vestige, a finalement accepté de le faire mais ne dévoile qu’à la fin, au terme d’un long suspense, le lieu et l’ignominie commise.
Celle de la création par la municipalité de Vendôme d’urinoirs dans la tour Saint-Martin. Non content de son effet, le parlementaire poursuit en invitant la presse illustrée à relayer le scandale : « je tiens les photographies [des latrines] à la disposition de mes collègues. J’espère bien qu’il se trouvera quelque journal illustré pour les mettre sous les yeux du public. »4
Des photos seront en effet publiées. Il veut amplifier cet exemple pour en tirer une généralité usant donc d’un raisonnement inductif : « Le cas de Vendôme, c’est un cas abject, mais comme il éclaire l’ensemble de la situation ! »
Au terme de ce discours, on pourra s’étonner de découvrir un Barrès si proche de la réalité, si passionné, en apparence, par l’aspect concret de la gestion des problèmes. Il se déplace volontiers sur le terrain. Cette attitude manifeste une tension permanente de l’homme entre la verticalité symbolisée par la réflexion ainsi que la construction rhétorique d’un discours qu’il cultive et l’horizontalité de la matière traitée avec notamment la gestion des dons.
Au fil de sa campagne, l’écrivain en mission a convoqué des exemples qui se veulent bien choisis pour illustrer ses arguments comme l’emblématique figure de l’épicier de Bornel ou cette histoire des latrines de la Tour Saint Martin de Vendôme. Il prépare en fait pour février 1914, la sortie en librairie d’une somme sur les églises de France soumises à rude épreuve depuis la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, La Grande Pitié des églises de France. Pour ce faire, il rassemble une importante documentation dont tous les témoignages possibles, valant preuves, de municipalités sectaires qui refusent de restaurer les églises. Ce livre réunit des discours prononcés à la Chambre, les siens et d’autres, des articles de presse parus en 1913… En expert de la publicité éditoriale, il encourage aussi la prépublication de bonnes feuilles de La Grande Pitié des églises de France. Comme c’est le cas dans le Supplément littéraire du Gaulois le 27 décembre 1913 avec la reprise, dans un article dithyrambique de la rédaction, d’extraits 5 qui composeront plusieurs chapitres de son œuvre ou, auparavant, dans Les Annales du 9 février 19136
Pour la loi de trois ans
Un autre thème politique point cette année-là, celui de la loi de trois ans, à laquelle Barrès consacre plusieurs articles dont deux à L’Écho de Paris portant le même titre, « La Jeunesse et les Naturalisés7 » et un autre, « La loi des trois ans et les naturalisés », publié dans Le Journal du 12 mai 1913.
Là encore, le parlementaire fait campagne, dans la presse, pour le passage de la durée du service militaire de deux à trois ans, en prévision d’une guerre contre l’ennemi allemand qu’il pressentait sans pouvoir la dater. Car, comme le relate Philippe Barrès évoquant la mémoire de son père, dans les trois années précédant la première guerre mondiale :
Pour Maurice Barrès qui n’avait pas de doute sur le caractère inévitable de l’attaque allemande, cette période fut une longue veillée, où chaque minute non employée à augmenter les moyens de la France était une minute perdue à jamais ; car c’est notre va-tout que nous allions être contraints de jouer en tant que nation8
Au lieu d’intervenir à la Chambre en juillet 1913 comme cela était prévu, Barrès renonce à monter à la tribune et choisit de s’exprimer plus librement, dans la presse, le 17 juillet, à L’Écho de Paris. Il souhaite, par cette démarche, écourter le débat :
Ces idées, j’aurais voulu les exposer à la Chambre au cours de la discussion générale sur la loi de trois ans. Désireux d’abréger ce trop long débat, et pour donner, ma foi, l’exemple de l’abnégation oratoire, je renonce à la parole. Mais dès maintenant, en laissant de côté les considérations théoriques, il y a quelque chose d’immédiatement réalisable. Il m’a semblé qu’une mesure générale applicable à tout le monde pourrait donner un commencement de satisfaction à l’équité et au sentiment de toute notre jeunesse. J’ai demandé à la commission de reculer à la trentième année l’âge auquel un étranger peut devenir Français sans avoir à passer par l’armée active.
Il sera récompensé de sa ténacité à vouloir ne pas léser les jeunes Français puisqu’il découvre avec contentement que « la commission de l’armée a accepté [sa] vue. » Dans cette campagne, Barrès a obtenu gain de cause alors que Jaurès était intervenu le 7 juillet contre la loi.
Certains sujets politiques l’intéressent probablement moins que d’autres, bien qu’il soit député des Halles, ainsi il ne traite pas dans la presse de la loi sur le repos hebdomadaire aux halles centrales dont il avait été débattu à la Chambre le 20 novembre 2013.
Un talent de moraliste
Barrès parvient à s’extraire de son milieu professionnel en développant une vision distanciée et souvent critique de ses pairs. Le lieu de la Chambre, véritable laboratoire d’expérimentation sur du vivant, reste pour lui une source d’inspiration inépuisable sur ses semblables depuis son roman de 1902, Leurs figures, jusqu’à cette année 1913. Parmi les figures auxquelles Barrès s’attache, celle du député Jules Delafosse9 apparaît atypique, ne serait-ce que parce qu’il siège depuis trente-six ans au Palais-Bourbon et qu’il écrit depuis quarante-trois ans dans la presse, à la date de l’article, mais aussi à cause de son comportement d’observateur critique du Parlement : « Au sortir de la séance, il consigne le résultat de ses observations dans de vigoureux articles qui ressemblent à des bulletins de santé, à des fiches d’hôpital10
Ainsi, la rédaction, pour L’Écho de Paris, de l’article, « Portraits parlementaires : Jules Delafosse » sonne comme un désir inavoué d’autoportrait en creux de la part de Barrès. Il s’attache en effet à dépeindre, en détail, le député Jules Delafosse11 qu’il n’est certes pas, — Barrès n’est pas bonapartiste ni antiparlementaire déclaré —, mais dont il loue les qualités littéraires dans le domaine politique.
D’emblée, Barrès se défend d’approuver Delafosse, « ce député n’a jamais cessé de parler ou d’écrire contre le Parlement », mais il a, comme lui, le goût des figures parlementaires puisqu’il a publié un livre intitulé, Portraits d’hier et d’aujourd’hui. Cela rapproche les deux hommes. En fait, le journaliste Barrès le valorise par le simple fait de le mettre à la une de L’Écho de Paris. Toutefois, l’intention de Barrès est double car il prend le prétexte de dresser le portrait d’un très ancien parlementaire, — trente-six ans de mandat —, pour critiquer, d’une manière détournée, les mœurs parlementaires. Et pour cause, à l’image de la société, à la Chambre, tous les députés, s’ils sont égaux devant leurs prérogatives, sont bien différents concernant leurs compétences et leurs talents oratoires. Barrès choisit donc de relater ce que pense l’un de ses collègues12, dont il paraît proche par les idées, pour édifier, sans doute, ses lecteurs sur les limites de la représentativité nationale. Il nourrit, assurément, comme son collègue normand, une sorte de fascination pour la médiocrité ambiante qui règne sur les bancs de la Chambre. Résurgence d’antiparlementarisme ou pas, cet article amorce en tout cas une transition vers le thème littéraire avec l’allusion aux deux personnages romanesques de Flaubert que sont Bouvard et Pécuchet, dans le roman éponyme, et dont M. Delafosse semble avoir trouver de nombreux sosies à la Chambre.
Contre l’entrée de Diderot au Panthéon
Si l’ensemble des écrits évoqués démontre une certaine unité, néanmoins des ruptures thématiques apparaissent, dans la chronologie, montrant une attirance pour la littérature et les arts.
Car Barrès n’est pas qu’un « journaliste politique ». Il demeure, dans la presse, un homme de lettres passionné de littérature et choisit, à l’occasion, la critique littéraire. Il affectionne en particulier les portraits d’écrivains pour lesquels il use du registre épidictique. Tour à tour, il fait l’éloge de l’un ou, moins souvent, il en blâme un autre.
C’est surtout à la figure de Diderot et à son éventuelle entrée au Panthéon qu’il s’en prend avec son article intitulé, « L’Échec de Diderot », à la mi-novembre. Il livre une argumentation pointue sur son rejet du transfert des cendres de Diderot au Panthéon au cours d’un portrait contradictoire puisqu’il admet les qualités de l’écrivain tout en récusant sa valeur de philosophe. Il en profite pour revenir sur Rousseau et les griefs qu’il nourrit à son égard.
Il profite donc de l’actualité des célébrations pour réitérer son opposition à toute fête nationale en l’honneur de l’éditeur de L’Encyclopédie. Il affirme dès le début de son texte : « La Chambre a raison de ne plus vouloir récidiver. » Implicitement, il rappelle qu’il s’était déjà opposé au vote des crédits pour la commémoration du bicentenaire de Jean-Jacques Rousseau.
Dès le titre, le lecteur de L’Écho de Paris est renseigné sur le thème de l’article et dès la troisième phrase, sur sa thèse. L’argumentaire fait une distinction entre l’artiste et le politique.
Barrès concède, comme à son habitude, certaines qualités à l’auteur, mais impose dans un second temps son credo :
Nul ne songe à nier la génialité artistique d’un Rousseau ou d’un Diderot. Elle éclate dans les Rêveries du promeneur solitaire et dans Le Neveu de Rameau. Mais le Parlement est un corps politique et ne se place pas au point de vue de la pure littérature.
Il n’hésite pas à jouer sur le registre comique quand il parle péjorativement de « proposition panthéonesque ». Le ton global de l’article est tout à fait ironique et Barrès l’affiche d’autant mieux qu’il a obtenu gain de cause. En effet, la proposition de loi adoptée par le Sénat qui devait consacrer la journée du 14 novembre au centenaire de Diderot fut retirée de l’ordre du jour de la Chambre parce que le souvenir de Rousseau était présent et que Barrès avait annoncé qu’il combattrait le projet de loi. Son érudition risquait de ne pas trouver de contradicteurs à sa hauteur, sur les bancs de la Chambre. Et pour cause, lorsqu’on consulte dans ses Cahiers, ses arguments contre, à savoir que « la grande affaire de Diderot et de ses amis c’est « d’affaiblir la stupide vénération des peuples pour les lois et les usages anciens », de traiter en tout la tradition comme un obstacle et une ennemie », on comprend que le Parlement, à cours d’arguments, ait abandonné cette idée de panthéonisation. De même lorsqu’il s’imagine, s’adressant au rapporteur du projet : « Ah ! Monsieur Dessoyes, comme vous l’aimez cette littérature pour aristocrates un peu pourris. » On mesure combien Barrès adoucit son langage entre ses notes de préparation du discours souvent acerbes et sans appel et la rédaction finale du discours beaucoup plus policée. Là encore, le parlementaire savoure sa victoire sur les politiques purs.
Estelle Anglade
Docteur ès lettres
- Cet important discours est repris dans La Grande Pitié des églises de France, tome VIII, OMB, p. 138 à 153. ↩
- Maurice Barrès, l’Œuvre de Maurice Barrès, tome 17, p. 276. ↩
- L’ensemble de la narration va s’amplifiant et dans le style aussi, Barrès manie la gradation quand il déclare : « Ils ne se contentent plus de vouloir démolir, ils ont la préoccupation de déshonorer les églises. », tome 8, OMB, p. 147. ↩
- Par cette remarque, Barrès confirme sa foi dans la presse et le jeu qu’il entretient avec elle, La Grande Pitié des églises de France, p. 148. ↩
- Choix d’extraits qui se retrouvent, dans La Grande Pitié des églises de France, à la fin du chapitre premier, « Une désolation préparée par la loi » p. 14-16, au chapitre 3, « Je cause avec M. Briand » p. 28-29, puis au chapitre 5, « Premier discours des églises » p. 48-53, enfin au chapitre 7, « La pétition des artistes » p. 72-74, tome VIII, OMB. ↩
- La Grande Pitié des églises de France, tome VIII, OMB, p. 49-52. ↩
- Les deux articles sont respectivement publiés les 12 mars et 17 juillet 1913. ↩
- Voir la notice du tome XVII, OMB, p. IX. ↩
- Député bonapartiste de la circonscription de Vire, sous l’étiquette action libérale. ↩
- « Portraits parlementaires, Jules Delafosse », L’Écho de Paris, 21 mai 1913.» ↩
- Voir Jules Delafosse, Psychologie du député, Plon, 1906. L’œuvre est disponible sur gallica.bnf.fr. ↩
- Voici ce que Léon Daudet en pensait : « C’était un pauvre gars normand à favoris, inoffensif, doctrinaire de néant, myope comme une taupe, riche et avare, qui racontait d’une petite voix flûtée, en roulant les r, des histoires de couloirs parlementaires sans aucun intérêt. Il endormait ses auditeurs. » Ce jugement sans appel de Daudet contredit celui de Barrès et l’on peut s’en étonner compte tenu de la proximité des deux écrivains. Léon Daudet, Salons et journaux. Souvenirs des milieux politiques, littéraires, artistiques et médicaux de 1880 à 1908, Nouvelle Librairie Nationale, 1917, p. 68-69. ↩