Il y a une semaine, le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice rendait une ordonnance à la fois exceptionnelle et historique concernant la guerre menée par Israël à Gaza.
Une décision de justice internationale est souvent une pièce d’orfèvrerie, tant les mots utilisés ne sont pas neutres et ont, en droit, une signification précise et particulière. L’analyse ne doit en être que plus fine et prudente. Dans cette affaire, dont le titre est « application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud qu’Israël) », beaucoup de commentaires ont été faits sans que leurs auteurs aient véritablement scruté cette décision, qui constitue une ordonnance avant l’intervention d’une décision au fond qui ne devrait intervenir avant plusieurs années.
L’invocation du contexte du 7 octobre
La Cour commence par rappeler le contexte du 7 octobre 2023 lorsque le « Hamas et d’autres groupes armés présents dans la bande de Gaza ont mené une attaque en Israël, tuant plus de 1200 personnes, en blessant des milliers d’autres et emmenant quelques 240 otages ». On remarquera que la Cour évite d’employer l’expression « attaque terroriste » qui eut été somme toute appropriée : il est possible d’y voir la prudence voire la pusinalimité du juge international pour qualifier de tels agissements. Elle fait part ensuite de « l’ampleur de la tragédie humaine qui se joue dans la région et nourrit de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l’on continue d’y déplorer ».
La compétence de la Cour et la qualité pour agir de l’Afrique du Sud
En premier lieu, la Cour retient sa compétence sur le fondement de l’article 9 de la conventions sur le génocide aux termes duquel « Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend. ». Cette compétence doit est retenue « prima facie » signifiant qu’elle n’a pas « besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire ». L’Afrique du Sud et Israël ont signé ladite convention sans avoir formulé de réserve quant à son application. Il en résulte, selon la Cour, que tout pays est concerné par les évènements qui se passent dans un autre pays adhérent au traité fondateur, dans le monde entier, même si le conflit dont il s’agit ne constitue pas une affaire interne ou un différend territorial entre lui et ses voisins. Dans l’ordre d’examen des questions, la première à examiner est celle de la compétence de la juridiction. Si elle ne s’estime pas compétente, alors l’examen de l’affaire s’arrête à ce stade. Israël faisait valoir en effet que le lien entre l’Afrique du Sud et les évènements ainsi que sa riposte Gaza ne relevait pas de la compétence de la Cour car il ne s’agissait pas d’un différend entre deux parties contractantes. L’Afrique du Sud quant à elle soutenait que les actions ou des omissions de faire certaines choses telles que faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire à Gaza ou de s’assurer que la population civile ne serait pas touchée par la riposte militaire, étaient de la compétence de la Cour. Le juge international, faisant preuve de prudence, estime que « au moins certains des actes et omissions que l’Afrique du Sud reproche à Israël à Gaza semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention ».
Dès lors, elle retient sa compétence et rejette les conclusions d’Israël tendant à ce que la Cour « raye l’affaire de son rôle ».
En deuxième lieu, toujours « prima facie », la Cour juge que l’Afrique du Sud « a qualité pour lui soumettre le différend qui l’oppose à Israël concernant des violations alléguées d’obligations prévues par la convention sur le génocide ». La qualité pour agir dans un contentieux administratif donnant qualité pour un Etat requérant d’intervenir, constitue une étape tout aussi indispensable dans le déroulement de la procédure. Les clauses de la convention pour la répression du génocide sont erga omnes partes, c’est-à-dire qu’elles concernent toutes les parties à ladite convention, elles sont opposables à tous et sont applicables à tous les États partis à la convention et non seulement à l’égard des parties prenantes. La Cour reconnaît donc la qualité pour agir de l’Afrique du Sud, représentée par ses dirigeants en exercice.
La possibilité de mesures conservatoires
En troisième lieu, elle examine les possibilités juridictionnelles qui sont de son ressort en application de l’article 41 de ses statuts s’agissant de la possibilité de prendre des mesures dites conservatoires, qui n’ont pas pour objet de préjudicier au fond. L’article 41 des statuts de la Cour prévoit que le juge peut prendre des mesures pour « sauvegarder, dans l’attente de la décision au fond de l’affaire, les droits revendiqués par chacune des parties. Ces droits doivent être « au moins plausibles » et il doit exister un lien entre « les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées ».
Juridiquement, la Cour se fonde sur les articles 1er et 2 de la convention qui, d’une part,stipulent que « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir » et, d’autre part, définissent le génocide qui « s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »
La Cour passe en revue un certain nombre d’exemples et de jurisprudences de sa part,notamment l’ordonnance du 23 janvier 2020 portant mesures conservatoires dans l’affaire Gambie/ Myanmar. Surtout et ce point est important, elle se livre à une sorte de recueil de propos tenus par des responsables politiques et de l’ONU sur les évènements à Gaza, y compris des propos controversés tenu par le ministre israélien de la défense M. Yoav Gallant qui, le 9 octobre 2023, avait déclaré « Nous combattons des animaux humains ».
Les droits revendiqués par l’Afrique du Sud
Après un tour d’horizon complet de la situation et des propos des dirigeants politiques et internationaux, la Cour est « d’avis que les faits et circonstances (…) suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles. Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III et du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention ». Il est notable de souligner que, contrairement à de nombreux commentaires imprudents qui ont été faits lors de cette décision le 26 janvier 2024, à aucun moment la Cour de parle de « risque de génocide », elle parle de « risque de préjudice irréparable ». La nuance est importante.
En quatrième lieu, la Cour juge qu’il existe un lien entre les droits revendiqués par l’Afrique du Sud et certaines des mesures conservatoires sollicitées. Cette notion de droits revendiqués est importante puisqu’elle permet à l’Afrique du Sud d’énoncer des droits que ce pays souhaite voir protéger. Cela n’implique aucune condamnation de génocide qui n’est en tout état de cause pas constitué au stade de la procédure et de l’édiction de mesures conservatoires.
La condition de l’urgence est remplie
En cinquième lieu, la Cour examine la question de l’urgence à statuer sur la requête de l’Afrique du Sud. La condition doit être qu’il « existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive ». Les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent « intervenir à tout moment » estime la Cour. Elle n’a pas, et cette mention est importante, à établir l’existence de manquements aux obligations de génocide « mais doit déterminer si les circonstances exigent l’indication de telles mesures à l’effet de protéger des droits conféréspar cet instrument ». Après une analyse fine et minutieuse de la situation sur le terrain, la Cour « considère que la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza risque fort de se détériorer encore avant qu’elle rende son arrêt définitif ». Elle cite, entre autres, le procureur général d’Israël qui a affirmé que le fait d’appeler à s’en prendre délibérément à la population civile pouvait donner lieu à des poursuites pénales notamment du chef d’incitation, la Cour rappelant en outre que « les autorités israéliennes chargées de l’application des lois étaient saisies de plusieurs affaires à cet égard ». Au final, la Cour estime que le critère de l’urgence est rempli lui octroyant le fondement légal pour l’édiction de mesures conservatoires.
Les conclusions et le dispositif de la Cour
En sixième lieu, la Cour en vient à ses conclusions et à l’édiction, dans le dispositif de l’ordonnance, des mesures conservatoires à adopter par Israël.
Les autorités d’Israël doivent ainsi « prendre toutes mesures en son pouvoir pour prévenir la commission à l’encontre des palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention précité ».
Elles doivent en outre « prendre toutes mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza », ce qui est fondamental et de nature à éviter les propos manifestement excessifs que pourraient tenir des responsables politiques aux positions extrêmes en Israël, dont certains siègent au sein du gouvernement. A cet égard, la Cour procèdera au fond comme elle l’a fait pour la présente ordonnance : elle procèdera au récolement de toutes les déclarations, écrits ou propos tenus par les responsables politiques et militaires et internationaux, aussi bien en Israël qu’en Afrique du Sud, plus tout autre pays qui pourrait apporter son analyse dans ce dossier, afin de se forger une opinion.
La Cour rappelle la nécessité de prendre des mesures effectives sans délai pour permettre l’acheminement des services de base et de l’aide humanitaire. Il est aussi enjoint à Israël de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entant dans le champ s’application des articles II et III de la convention ». Cette mention est cruciale car la conservation des éléments de preuve sera la matière première de la procédure à venir au fond.
Enfin, en dernier lieu, Israël doit fournir un « rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci ». Ce rapport sera soumis à l’Afrique du Sud qui aura la possibilité d’y répondre. Elle prend bien soin de rappeler que lesdites mesures conservatoires « ont un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées ». Il s’agit là d’une réelle difficulté et un défi pour Israël, dans la mesure où la Cour ne dispose d’aucun moyen coercitif sur le terrain et donc ne peut décider de sanctions. Il appartient ainsi au gouvernement israélien de décider des mesures qu’il entend prendre qui pourront être intégrées dans le rapport qui devra être déposé.
La Cour termine son ordonnance en soulignant sa grave préoccupation quant au sort des otages détenus par le Hamas et d’autres groupes armés (encore une fois elle n’emploie pas le mot de terroriste) et « appelle à la libération immédiate et inconditionnelle » de ces otages.
Cette décision est donc historique, mais elle reste dans la lignée de la jurisprudence de la Cour relative à l’application de la convention sur le génocide. Elle constitue une étape importante mais qui ne préjudicie absolument pas de la décision qui sera rendue sur le fond. Parler de victoire ou de désaveu pour une partie ou l’autre semble prématuré. La seule préoccupation de la Cour a été la situation de la population civile à Gaza. Rappelons que deux juges ont tenu à exprimer une opinion dissidente sur la presque totale des mesures conservatoires édictées. La Cour internationale de justice est ainsi une juridiction transparente qui autorise l’expression et la publication des divergences.
Patrick Martin-Genier