« Cerca Trova » : entrez dans la salle du Conseil des cinq-cents du Palazzo Vecchio de Florence et vous serez face à une gigantesque fresque de Giorgio Vasari représentant la bataille de Marciano ; sur un fanion vert, émergeant d’une forêt de casques, est tracée en lettres blanches de deux centimètres et demi, la célèbre mais énigmatique inscription, « cherche trouve ».
Le tout est, cela va sans dire, parfaitement invisible du plancher d’une salle de mille deux cents mètres carrés et haute de dix-huit mètres. Mais l’affaire dure depuis plus de quatre décennies et pourrait s’intituler « A la recherche de la fresque perdue ». Elle oppose, parfois de façon peu amène, historiens de l’art et conservateurs du patrimoine, chapelles universitaires, politiques nationaux et édiles municipaux, ingénieurs, tenants du marketing culturel et journalistes spécialisés. Une fresque de Léonard de Vinci, escamotée depuis la deuxième moitié du seizième siècle derrière l’œuvre de Vasari, est-elle susceptible de réapparaître ? Vu l’engouement actuel pour les films et les romans historiques à clé, une exploitation commerciale, à laquelle certains n’ont sans doute pas manqué de penser, aurait toutes les chances d’être fructueuse, d’autant que le principal protagoniste de l’affaire est le seul spécialiste vivant de Leonard de Vinci cité dans le Da Vinci Code.
L’époque est agitée. Désireux de faire prévaloir les prétentions de la Couronne de France sur une partie de la péninsule italienne, le jeune roi Charles VIII franchit les Alpes en septembre 1494 à la tête d’une puissante armée. A Florence, le 9 novembre, l’infortuné Pierre II de Médicis est renversé par une émeute populaire. Mais après quatre ans de rigorisme religieux, l’épisode Savonarole se termine le 23 mai 1498 par un dernier « bûcher des vanités » qui voit la mise à mort du prédicateur dominicain sur la place de la Seigneurie. Florence, revenue de cet intermède théocratique, se tourne de nouveau vers un régime républicain. Pour soutenir la comparaison avec les fastes médicéens, les magistrats souhaitent renouer avec le passé prestigieux de la Cité. En 1502 la décision est prise de décorer la salle du Conseil des Cinq-cents du Palais de la Seigneurie. Les faits d’armes, nombreux du fait des rivalités incessantes de l’Italie communale, font partie de ces évènements fondateurs qu’il convient de valoriser ; parmi eux, une bataille que les Médicis, chassés (temporairement) du pouvoir par les soubresauts de la première campagne d’Italie, n’ont jamais cesser de célébrer : celle d’Anghiari qui vît le 29 juin 1440 la victoire des Florentins sur des Milanais animés de quelques visées sur la Toscane. Machiavel en fait une relation ironique dans ses « Histoires florentines », en précisant malicieusement qu’elle ne causa la mort que d’un seul homme, piétiné après être malencontreusement tombé de cheval. La réalité est sans doute un peu différente mais peu importe ; la fresque commandée en 1503 par les magistrats à Léonard de Vinci doit l’ériger au rang d’épisode héroïque.
Dans le même temps, en octobre 1504, ces derniers confient à Michel-Ange le soin de peindre, dans cette même salle, sur le mur d’en face, la victoire de Cascina sur les Pisans, au risque, ou avec la volonté, d’attiser la rivalité entre les deux génies. Le David est achevé et Buonarotti, au faîte de la gloire, vient d’amener la sculpture au stade de la perfection. Léonard, estime, lui, à nul autre comparable, l’art de la peinture. Pour Cascina, Michel-Ange ne choisit pas le moment du choc guerrier mais l’anecdote de la sortie de l’eau des Florentins surpris se baignant dans l’Arno et s’emparant en toute hâte de leurs effets, pour se lancer à l’assaut de leurs adversaires. Le thème, qu’il traite autant en sculpteur qu’en peintre, lui permet de donner toute la mesure de son art du nu masculin. La fresque ne fut jamais réalisée, le Pape Jules II ayant entre temps appelé l’artiste à Rome. Une copie, approchante, du splendide carton du maître, exécutée par Bastiano da Sangallo, aujourd’hui conservée à Holkham Hall, en Angleterre, contribua à le populariser. Mais l’original survécut quelque temps, ainsi d’ailleurs que celui de Leonard. Ils furent exposés dans le cloître de Santa Maria Novella et au palais Médicis, selon Benvenuto Cellini, qui les évoque dans ses mémoires : « Tant qu’ils restèrent entiers, ils furent l’école du monde ». Vasari, pour en avoir vu des années plus tard certains fragments, les mentionne également, précisant que tous les artistes présents à Florence venaient étudier le carton de la bataille de Cascina. L’œuvre est aujourd’hui perdue mais des études préparatoires, autographes de Michel-Ange, se trouvent actuellement dans plusieurs fonds, dont une très belle anatomie d’un dos masculin, dans la collection de dessins italiens de l’Albertina de Vienne.
Qu’en fût-il alors de la bataille d’Anghiari ? C’est un peu l’histoire d’un meurtre sans cadavre. On en sait à peu près tout mais manque l’œuvre elle-même. Le paradoxe est fort si l’on considère qu’elle est probablement le travail de Léonard le plus documenté : dessins préparatoires de l’artiste, tel celui du musée des beaux-arts de Budapest, copies de l’époque ou plus tardives, relations écrites des contemporains et du maître lui-même permettent d’en reconstituer la génèse. Le mural, à la mesure des lieux, est prévu pour faire dix-sept mètres sur huit ; on connait le détail des livraisons de fournitures, pigments, plâtre, échafaudages et les montants des avances versées. Aidé de cinq assistants, Léonard installe son atelier dans la salle des Papes du cloître de Santa Maria Novella. Selon la relation qu’il en fît lui-même, il commence à peindre au Palazzo le 6 juin 1505 vers 13 heures alors que « le ciel devient menaçant et que le tocsin sonne pour appeler les gens à se rassembler ». L’ouvrage ne fut jamais achevé ; Léonard aurait voulu innover dans la technique de la fresque en reprenant à son compte une recette de Pline l’ancien qu’il aurait mal interprétée. Des erreurs dans les enduits, la composition de la peinture à l’encaustique ou les procédés de séchage engendrent des coulages qui le conduisent à abandonner, attitude dont il était coutumier face à l’échec d’une innovation technique. Il faut ajouter, qu’habitué à faire progresser plusieurs chantiers de front, il avait du mal à se plier à la discipline de la fresque qui nécessite une certaine rapidité d’exécution.
L’histoire s’arrête-t-elle là pour autant ? Que nenni car le maître avait commencé par la partie centrale, soit quelques trente-cinq mètres carrés qui, elle, survécut et est restée visible avec certitude jusqu’en 1549, peut-être au-delà. Les contemporains qui purent l’admirer en furent époustouflés ; l’œuvre s’inscrit certes dans la tradition de représentation des combats de cavalerie telle qu’illustrée au siècle précédent par Paolo Ucello mais elle innove notamment par le traitement réaliste de visages grimaçants et une représentation du combat dans un axe perpendiculaire au tableau. Dans un entrelac d’armes, de boucliers, de croupes de chevaux, de corps transpercés, d’yeux injectés de colère et de bouches écumantes, la « lutte pour l’étendard » sublime l’art du dessin : les peintures de Léonard sont certes déjà connues et admirées ; mais ni son Annonciation pourtant fascinante, ni le portrait de Ginevra de Benci, ni la Belle Ferronnière ou le sfumato de la Joconde n’ont stupéfait à ce point les artistes de l’époque. Quel message a-t-il voulu envoyer ? Sa supériorité, réelle, dans l’art de représenter les chevaux en mouvement ? Son effroi devant une certaine « furia francese » telle que révélée lors de la bataille de Fornoue et qui semble avoir ensauvagé les comportements au combat dans la péninsule ? Ou, tout simplement, pour un homme que l’on dit pacifiste, son rejet de la guerre dont il pense qu’elle ne sert qu’à révéler la part de bestialité qui sommeille en chaque être humain. Peter Paul Rubens en a fait, quelque cent ans après, une réinterprétation, conservée au Louvre, fondée sur des esquisses de Léonard telle celle de l’Academia de Venise qui permet d’imaginer le choc esthétique produit ; la célèbre « Tavola doria » nous en donne par ailleurs une idée en couleurs. Le 30 mai 1506, Léonard quitte la Toscane pour Milan ce qui ne manque pas de susciter l’ire du gonfalonier Piero Soderini, son commanditaire florentin, qui demande le remboursement des avances pour une œuvre inachevée. L’affaire est en train de s’envenimer avec Geoffroy Carles, le vice-chancelier de Milan, lorsque le 14 janvier 1507, Louis XII en personne signifie à Soderini qu’il a besoin de Léonard pour lui faire faire quelque ouvrage de sa main. On ne résiste pas au roi de France.
Les Médicis revenus au pouvoir, Cosme 1er décide en 1540 de quitter le palais familial de la via Larga (actuel palais Medici-Riccardi) pour s’installer au Palazzo vecchio. Mais cet emblème du pouvoir florentin est vieux et mal commode et le futur grand-duc décide de le réaménager. Après des années d’hésitation, car il se méfie des artistes itinérants qui servent tour à tour tel ou tel prince, Cosme 1er choisit en 1554 Giorgio Vasari pour mener à bien les nombreux travaux qu’il projette. Surnommé par ses détracteurs « Giorgino fa presto », petit Georges qui fait vite, pour sa vélocité d’exécution des commandes, secondé de nombreuses petites mains, l’homme est bon peintre, excellent architecte, décorateur créatif, biographe et historien de l’art. De l’invention des Offices au tombeau de Michel-Ange à Santa Croce, du couloir vasarien à la décoration de l’intérieur de la coupole du Duomo, son apport au rayonnement de Florence sera exceptionnel. Après avoir pris conseil auprès de Michel-Ange, il commence par surélever de sept mètres le plafond de la salle du Conseil des Cinq-Cents. Il doit également recouvrir les murs de peintures à la gloire des Médicis dont sa bataille dite de Marciano ou de Scannagallo, prévue pour la paroi est de la salle. Que fait-il, si elle existe encore, de la « lutte pour l’étendard » ? Il n’est pas facile de n’avoir que de grands talents quand vos aînés ont eu du génie ; l’auteur des « Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes » le sait, comme il sait aussi l’immense apport artistique de ses illustres prédécesseurs au premier rang desquels il place certainement Léonard. Chaque fois qu’il a été confronté à ce type de situation, il a choisi d’épargner ce qui préexistait, sauvant ainsi des chefs d’œuvre que les commanditaires souhaitaient voir disparaître. Ainsi en fût-il dans l’église Santa Maria Novella où il a préservé une « Trinité » de Masaccio, retrouvée intacte en 1860, derrière une cloison sur laquelle il a exécuté sa « Madone du Rosaire ». Il pourrait en avoir fait de même avec la « Lutte pour l’étendard ». Vers 1566, il élève une nouvelle paroi à quelques centimètres du mur est dans le Salone dei Cinquecento, mais étrangement, lui, si disert, ne mentionne à aucun moment Leonard dans ses « Entretiens du Palazzo Vecchio » récemment traduits en français.
Des sondages et études techniques, opérés à partir de 2002, ont effectivement démontré qu’un vide de quatre centimètres de profondeur, sépare le mur initial du Quattrocento de l’actuelle paroi est sur une cinquantaine de mètres, non seulement sous l’étendue de la bataille de Marciano, mais également sous la fresque contigüe de « La Prise de Sienne ». La reconfiguration de la salle opérée par Vasari n’est donc pas spécifique à l’emplacement supposé de la bataille d’Anghiari, laquelle pourrait dès lors tout aussi bien se trouver ailleurs. La paroi occultée est, semble-t-il, recouverte par endroits d’un badigeon beige mais les forages et sondages effectués auraient permis de prélever des échantillons supposés noirs et d’autres ressemblant à une laque rougeâtre s’apparentant à certains pigments utilisés pour peindre la Joconde. L’assertion, à supposer qu’elle franchisse le cap de l’analyse scientifique, peut prouver qu’une fresque de Léonard a été peinte à cet endroit sans apporter de garantie sur son niveau de conservation. Arguments et contre-arguments se succèdent ainsi depuis des années sur fond d’affrontements médiatiques et même procéduraux entre tenants d’une stricte orthodoxie dans le respect des œuvres existantes et partisans de la poursuite d’investigations plus invasives au service de l’élucidation de ce que les uns nomment chimère et les autres plus grande énigme de l’histoire de l’art. Erudits psychorigides barricadés dans leurs certitudes contre bonimenteurs culturels, acteurs plus ou moins conscients d’une stratégie de communication au service d’un projet touristico-financier ; en bref peut-on compromettre une peinture existante au profit d’un chef d’œuvre hypothétique ? Avec les techniques actuelles, il faudrait sans doute prendre le risque de détériorer la bataille de Marciano pour savoir si elle cache ce qu’il reste de la bataille d’Anghiari. Mais qu’en reste-il ?
Alain Meininger