Politologue, haut fonctionnaire, fin connaisseur des rouages de l’administration française, Christian Savès connaît de près le fonctionnement de la démocratie, ses failles et ses limites. Dans cet ouvrage, il développe l’idée que, le premier, Socrate a eu la prémonition du caractère nihiliste de la démocratie ; en elle vérité et politique se trouvent durablement dissociées… et Athènes s’est fort bien accommodée de cette situation.
L’auteur base ainsi sa réflexion sur les limites de la démocratie, le “moins mauvais de tous les régimes”, modèle apparemment incontournable mais qui, en réalité, n’est pas à l’abri de défauts inhérents à sa constitution.
A travers le récit de l’histoire humaine de Socrate, Christian Savès plonge dans les origines de la philosophie et de la politique. Il aborde in limine le problème des limites réelles de la politique, notamment en ce qui concerne le décalage entre théorie et praxis démocratique. Il explique ensuite comment ce décalage a mis en danger la recherche de la vérité et de la justice, les deux principaux idéaux socratiques. Enfin, puisque la démocratie ne peut garantir la justice et ne permet pas à la vérité d’éclater, elle est bien loin de la vertu recherchée, donc elle ne peut que conduire à l’impasse, à des fins désastreuses.
Dans le livre VII de “La République”, dialogue rédigé par Platon, Socrate désigne, en effet, la démocratie “comme une forme peu flatteuse, et, à la limite, peu recommandable de régime politique”. Placée juste avant la tyrannie en ce qui concerne le degré de corruption, la démocratie y est considérée comme une forme “défectueuse” dans sa constitution. Deux dangers sont notamment dénoncés par le philosophe : la démagogie, c’est-à-dire l’attitude consistant à flatter les vices du peuple afin de s’attirer ses suffrages ; l’ochlocratie qu’il définit comme “le gouvernement aveugle dominé par les passions de la multitude, de la masse”.
Le désespoir socratique et sa réflexion autour de la démocratie trouvent une résonnance plus de deux millénaires après. L’auteur renvoie le lecteur aux réflexions de Winston Churchill qui se demandait si la civilisation et la démocratie, au fur et à mesure de leurs avancées, ne risquaient pas de saper les fondements sur lesquelles elles reposaient, en raison de l’évolution des mentalités et des comportements politiques. A cette occasion, Churchill s’exprimait en ces termes “Ce que nous voyons s’accomplir aujourd’hui dans les grandes démocraties n’est-il donc que dilapidation et gaspillage des trésors de sagesse que le passé avait accumulés ? Sommes-nous en train d’avancer fâcheusement, en masses innombrables telles d’immenses nuées de sauterelles, bruissantes et dévastatrices, vers des régions désertiques ou dans la direction de quelque immense crématoire d’illusions et de duperies ?”. “A cette auto-subversion de la civilisation et de la démocratie, écrit l’auteur, Il ne voyait guère à opposer que la lucidité, le discernement, la conviction, le courage et l’abnégation qui demeuraient pour lui des vertus cardinales en politique. Mais n’était-ce pas aussi, certes avec d’autres mots et dans un autre contexte sociohistorique, les grandes interrogations et les grandes inquiétudes de Socrate ?”.
L’essai de Christian Savès transgresse un tabou tant il est vrai que la démocratie aujourd’hui plus qu’hier est sanctuarisée par le dictat de la pensée unique interdisant de critiquer, voire de douter, de la démocratie. Il encourage le lecteur à apprivoiser la sagesse socratique “celle de l’homme qui fait l’effort de se penser dans un monde chaotique” dont il ne perçoit pas nécessairement la signification ni la direction.
Christian Savès
La prémonition de Socrate – Nihilisme et démocratie
Publibook, 2014
152 p. – 19,95 €