On a de la peine à comprendre l’obstination des anciens à croire que la mer Caspienne était une partie de l’Océan
Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XXI, Chapitre IX
L’usage des nombres en politique donne fréquemment lieu à des appréciations peu respectueuses des mathématiques. L’importance du gouvernement formé, le 20 mai 2022, par Madame Elisabeth Borne, au regard des effectifs politiques représentés à l’Assemblée nationale en offre une illustration parfaite.
Il n’est presque pas de journée, en effet, sans qu’un membre dudit gouvernement ou un élu du parti « Renaissance » ou même, un commentateur ayant la qualité de journaliste, n’utilise l’expression de « majorité » pour qualifier les forces politiques qui le composent.
Pourtant, l’Assemblée nationale compte 577 députés. Parmi ceux-ci, le parti du Président de la République et de la Première ministre compte 170 élus ; ses alliés du MODEM et de Horizons en comptent respectivement 51 et 29.
Le total des forces politiques représentées à l’Assemblée nationale et dont des membres appartiennent au gouvernement sous la seizième législature de la Vè République est donc de 250. La majorité absolue de cette assemblée est de 289 sièges. Il en manque donc 39 au gouvernement Borne pour atteindre ce seuil.
Nonobstant cet écart, jamais égalé depuis les débuts de la Vè République, nombreux sont ceux qui persistent, contre l’évidence numérique, à parler de « majorité », parfois nuancée par l’accolement de l’adjectif qualificatif « relative ».
Cette persistance contre la réalité des faits pourrait prêter à sourire[1] si elle n’était destinée à répandre un message politique à l’opinion, selon lequel, les élections législatives tenues les 12 et 19 juin 2022 n’auraient rien changé à l’étendue des soutiens dont disposeraient les titulaires du pouvoir exécutif à l’Assemblée nationale.
Assurément, il n’en n’est rien et les spéculations, depuis un an, autour de la formation d’une coalition qui garantirait le gouvernement d’une majorité, démontrent, s’il en était besoin, la situation minoritaire de celui-ci.
Cette situation s’est toutefois déjà présentée sous la Ve République, durant la neuvième législature (1988-1993) alors qu’étaient en fonctions les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy.
Bien que moins faibles que le gouvernement Borne, il manquait à tous trois dix-sept sièges pour être majoritaires.
Un tel état des lieux ne présente aucun caractère infâmant. Les gouvernements minoritaires sont la forme de gouvernement la plus commune en Suède, au Danemark, en Norvège et en Espagne et ils sont fort répandus au Portugal, en Irlande et au Canada. Ils furent fréquents en Italie[2] et en Finlande[3] au siècle dernier et plus conjoncturellement, peuvent surgir dans d’autres démocraties parlementaires (Islande, Japon, Royaume-Uni), y compris dans celles réputées les ignorer de la manière la plus complète (Pays-Bas[4], Australie[5], Belgique[6]).
La France n’en n’est donc pas exempte et la position de l’actuel gouvernement n’est pas sans précédents sous la VèRépublique, ainsi qu’il l’a été rappelé.
Si, en droit, elle ne soulève pas d’objection particulière, la Constitution du 4 octobre 1958 ayant été, précisément, conçue pour des gouvernements ne disposant pas de majorité, sur le plan politique, elle oblige à gouverner selon des schémas qui ne correspondent pas à ceux usités dans les périodes de « fait majoritaire ».
1. Le droit constitutionnel français protège les gouvernements minoritaires
En France, la panoplie des procédures traduisant la volonté de rationaliser le parlementarisme a sécrété un véritable parlementarisme négatif, autrement dit, un environnement on ne peut plus favorable et propice aux gouvernements minoritaires.
A./ Les procédures du parlementarisme rationalisé dans la Constitution au profit des gouvernements minoritaires
De nombreuses dispositions de la Constitution de la Vè République – celles qui procèdent de la rationalisation du parlementarisme- sont autant de parades à la disposition de gouvernements sans majorité à l’Assemblée nationale.
Instruits par les exemples des régimes parlementaires précédents, les constituants avaient voulu doter des gouvernements dépourvus de majorité de la possibilité de se maintenir en fonctions. Loin d’avoir ignoré l’hypothèse des gouvernements minoritaires, ils avaient établi une série de remparts, afin de les consolider, qu’ils fussent minoritaires ab initio ou qu’ils le devinssent en cours d’exercice.
Certes, l’utilisation d’un mode de scrutin, majoritaire uninominal à deux tours, limita les hypothèses de leur survenance ; néanmoins, elle ne les effaça pas.
Et à l’inverse, des gouvernements parfaitement dotés d’une majorité à l’Assemblée nationale, n’hésitèrent pas à user de procédures qui n’avaient pas été créées à leur attention.
La rationalisation du parlementarisme servit tout gouvernement, ce qui entraîna une confusion certaine dans l’opinion, car des procédés qui avaient été pensés pour des gouvernements en situation moindre sur le plan parlementaire, se sont trouvés dénaturés par l’usage répété qu’en firent des Premiers ministres majoritaires.
Ainsi du recours aux ordonnances régies par l’article 38 de la Constitution, qui, de 2002 à 2011, donna lieu à 91 habilitations législatives et à 334 ordonnances[7], bien que les gouvernements en fonctions eussent tous joui d’une majorité assurée à l’Assemblée nationale. Dans ce même ordre d’idées, le rapport de Monsieur Philippe Bas, sénateur, sur la proposition de loi constitutionnelle garantissant le respect des principes de la démocratie représentative et de l’Etat de droit en cas de législation par ordonnance, déposé le 27 octobre 2021, soulignait que, de 1984 à 2007, 14 ordonnances furent publiées en moyenne par an, ce nombre évolua à 30 de 2007 à 2012, puis, à 54 de 2012 à 2017, pour atteindre 64 depuis 2017[8].
Ou de l’inévitable motion de censure provoquée instituée par l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, à propos de laquelle il est loisible de relever que des cent recours auxquels elle a donné lieu, cinquante, soit la moitié, furent le fait de Premiers ministres majoritaires (4 pour Michel Debré, 6 pour Georges Pompidou, 8 pour Raymond Barre, 7 pour Pierre Mauroy, 4 pour Laurent Fabius, 8 pour Jacques Chirac durant la huitième législature, 1 pour Edouard Balladur, 2 pour Alain Juppé, 2 pour Jean-Pierre Raffarin, 1 pour Dominique de Villepin, 6 pour Manuel Valls et 1 pour Edouard Philippe) et ce, bien que Michel Debré lui-même, eût souligné, lors de l’élaboration de la Constitution, qu’elle dût être réservée à des « cas exceptionnels »[9].
On le sait, lors de son mandat, le Président Sarkozy fut à l’origine d’une révision importante de la Constitution[10], qui eut, notamment, pour objet de limiter le recours à cette procédure décriée et dénaturée par l’usage qui en fut fait de la part de gouvernements qui ne pouvaient être qualifiés de « minoritaires »[11].
Il n’en demeure pas moins que depuis lors, encore, cette procédure fut utilisée à sept reprises par des Premiers ministres majoritaires (M. Valls et M. Philippe).
Et le vote bloqué prévu par l’article 44 alinéa 3 de la Constitution a, lui aussi, été amplement utilisé par des Premiers ministres auxquels la qualité de majoritaire n’était pas contestée.
C’est finalement par un a fortiori que les gouvernements minoritaires de la Vè République (Rocard, Cresson, Bérégovoy, Borne) ont bénéficié des procédures instituées en 1958 et au nombre desquelles il convient de mentionner également la détermination de l’ordre du jour, la détermination du nombre de séances, la recevabilité des amendements proposés par les parlementaires, le nombre de commissions permanentes. Et s’agissant des procédés les plus particulièrement destinés à éviter la dilution de majorités ou à consolider la situation de gouvernements minoritaires cités supra, il en fut de même, bien qu’en suivant la ratio legis de la Constitution du 4 octobre 1958, ils eussent dû en être les attributaires exclusifs.
Protectrice, cette situation se prolonge par l’effet de ce que l’on dénomme le « parlementarisme négatif ».
B./ Le parlementarisme négatif, ressort des gouvernements minoritaires
Bien connue des constitutionnalistes, cette notion repose sur l’observation des pratiques suivies dans les régimes constitutionnels fertiles en gouvernements minoritaires. Il en ressort que de tels gouvernements peuvent se maintenir en exercice, quelquefois une législature durant, tant qu’ils ne sont pas censurés ou que la confiance ne leur est pas refusée par le Parlement ou la chambre basse de ce dernier.
Le « parlementarisme négatif »[12] a fourni de nombreuses illustrations dans les pays qui, les premiers, ont administré la preuve que la majorité n’était pas la condition sine qua non du bon fonctionnement d’un système parlementaire (Suède, Danemark, Norvège)[13].
Si dans ces régimes parlementaires, le parlementarisme négatif s’est imposé à l’aide d’usages coutumiers, en France, ce furent les dispositions de la Constitution actuelle qui l’implantèrent.
Son article 49 alinéa 1er n’oblige pas, en effet, un Premier ministre nouvellement nommé à solliciter l’investiture, voire seulement la confiance de l’Assemblée nationale, disposition qui favorise évidemment les gouvernements minoritaires, dont celui de Madame Borne, laquelle s’est abstenue de solliciter un vote de confiance lors de son entrée en fonctions.
Et l’on doit ajouter que la méconnaissance, par le Président de la République, le 21 juin 2022, après les résultats du second tour des élections législatives, le 19 juin précédent, de l’usage conventionnel suivi jusqu’à présent par ses prédécesseurs, tendant à accepter la démission de la Première ministre[14] qu’il avait nommée le 16 mai précédent, accentue la portée du parlementarisme négatif, puisque l’interprétation qui peut en être donnée réside dans la continuité de la composition du gouvernement, nonobstant les changements intervenus dans celle de l’Assemblée nationale.
Par là, le régime ressemble beaucoup à celui de la monarchie suédoise, qui permet au Premier ministre sortant de ne pas présenter sa démission après des élections législatives et qui lui offre la possibilité d’interpréter les résultats de ces dernières[15].La Constitution du 4 octobre 1958 a intégré des procédures dont les équivalences sont nées, ailleurs, de manière coutumière et ont favorisé l’émergence, puis, le développement de gouvernements minoritaires (Suède, Danemark, Norvège, mais aussi Canada et Royaume-Uni).
Formellement, c’est un seul et même gouvernement que conduit Madame Borne depuis sa formation, le 20 mai 2022, en dépit de ce qu’un événement d’une importance considérable s’est entre-temps produit, l’élection de 577 députés, dont seule une minorité coïncide, sur le plan politique, avec la teneur du gouvernement.
De surcroît, la motion de censure et la motion de censure provoquée, respectivement prévues par les alinéas 2 et 3 de l’article 49 de la Constitution, par la majorité qualifiée qu’elles supposent de voir réunie, jouent en faveur de gouvernements minoritaires. C’est ainsi que M. Rocard[16], M. Bérégovoy[17] et Mme Borne[18] ont pu échapper à la censure, malgré leur fragilité arithmétique. Car le parlementarisme négatif suppose qu’il n’y ait pas de majorité pour renverser le gouvernement en exercice, serait-il minoritaire.
Toutefois, entre son entrée en fonctions et le terme de celles-ci, un gouvernement se doit de vivre et par conséquent, d’agir. Et au-delà des facilités, nombreuses dans le régime français, que peuvent offrir les institutions, les objectifs politiques recherchés à cet effet apparaissent premiers ; leur examen démontre qu’ils peuvent être formalisés par des accords, en tout état de cause, leur réalisation oblige à des dispositions d’esprit de tolérance et d’ouverture, dont la première condition est, pour les gouvernements intéressés, d’avoir une juste appréciation de leur propre situation et de ne pas simuler une majorité qui n’est pas.
2. Une savante maîtrise du milieu politique ambiant
Se trouver à la tête d’un gouvernement minoritaire revient quelque peu à diriger une coalition en régime parlementaire. Celle-ci peut être friable, rétive à l’unité, l’expérience de la Quatrième République, en France, le révèle et elle peut être éphémère.
Toutefois, la coalition majoritaire de gouvernement est publique, l’opinion a connaissance de son existence ; pour sa part, le gouvernement minoritaire ne peut qu’escompter des soutiens circonstanciels nécessairement mesurés. Un gouvernement minoritaire, même monocolore, doit prendre en compte ces données, qui ne lui laissent aucune illusion.
Afin de limiter les aléas, les chefs de gouvernements minoritaires peuvent nouer des alliances globales ou individualisées avec des partis de l’opposition représentés au Parlement ou bien ils peuvent s’entendre avec eux, projet par projet. Dans tous les cas, ils doivent assumer leur infériorité numérique et il est permis de s’interroger à ce sujet sur le point de savoir si une partie de la classe politique et des médias, en France, a réellement progressé depuis le XIX ème siècle.
A./ Des accords politiques supplétifs
Les gouvernements minoritaires sont, en pratique, confrontés à un choix : soit, ils recherchent des alliances de circonstance, texte par texte, pour constituer des majorités ad hoc, soit, ils concluent des accords politiques avec des formations de l’opposition, lesquels peuvent s’analyser comme des pactes dont la portée varie de la non-agression selon des gradients liés à l’importance des questions délibérées au soutien sans participation.
Ainsi, en Espagne, pays familier des gouvernements minoritaires[19], de tels accords sont couramment conclus. Pour s’en tenir à l’actualité, le gouvernement de M. Sanchez, en fonctions depuis le 8 janvier 2020, coalition minoritaire du parti socialiste ouvrier espagnol et de « Unies, nous pouvons » (155 sièges sur 350) a, préalablement, son investiture, conclu un accord avec deux formations nationalistes qui ne sont pas représentées en son sein : la gauche républicaine catalane forte de 13 représentants aux Cortès et le parti nationaliste basque qui en compte 6. De la sorte, la coalition minoritaire s’assure en prévision de votes conjugués des oppositions à son encontre.
Au Canada, pays qui est également coutumier des gouvernements sans majorité, nous contentant d’évoquer l’actuel gouvernement de M. Trudeau, en fonctions depuis 2021, nous soulignerons, également, que le Premier ministre, lequel ne peut compter que sur les 160 sièges du parti libéral sur 338, a conclu un accord de soutien sans participation, pour la durée de la législature, avec le nouveau parti démocratique, qui dispose de 25 sièges.
L’on peut aussi évoquer le cas des deux premiers gouvernements de M. Antonio Costa, au Portugal[20], qui, pour le premier, dura les quatre ans de la législature (2015-2019) et qui ne disposait que de 86 sièges sur 230 et pour le second, ne put achever la législature, son existence ayant été écourtée (2019-2022), mais qui pendant plus de six ans, s’entendit avec le bloc de gauche et le parti communiste, autour de la « geringonça [21]», terme intraduisible, qui incarna un compromis parlementaire, un arrangement, bien davantage qu’un accord ou plus encore, qu’un programme de gouvernement précis.
Et encore celui de la Norvège où le Premier ministre travailliste en fonctions, M. Jonas Store, minoritaire, s’est entendu, après les élections législatives du 13 septembre 2021, avec le parti du centre.
Ou du Danemark, où le premier gouvernement dirigé par Madame Frederiksen (de 2019 à 2022) ,minoritaire, bénéficiait du soutien sans participation du parti radical, du parti socialiste populaire et de la liste de l’unité.
Outre des pactes de cette nature, dans tous les pays où des gouvernements minoritaires sont au pouvoir, plusieurs présidences de commissions au Parlement ou dans la chambre basse, sont dévolues à des partis de l’opposition et il se produit que la présidence du Parlement elle-même, échappe au parti gouvernant en situation de minorité, ainsi que l’enseignent les exemples de la Norvège, de l’Espagne, de l’Irlande ou du Canada[22].
Et de fait, en France, durant la neuvième législature (1988-1993), à défaut de négociation et de conclusion d’accords de ce genre, ce fut grâce à une attitude consensuelle d’ensemble, une orientation conciliatrice, que les gouvernements successifs purent exercer leurs fonctions.
A tout le moins, cela suppose de rechercher et de suivre la volonté des parlementaires. Et il importe tout autant de ne pas dénier le phénomène.
B./ Assumer son infériorité numérique
Dans tous les régimes parlementaires dont il a été question précédemment, la situation minoritaire de certains ou de la plupart des gouvernements, est assumée.
Les auteurs norvégiens[23], danois[24], suédois[25], canadiens[26], ont, ainsi, depuis longtemps, appréhendé le phénomène et les protagonistes du jeu politique de ces pays ne simulent pas une majorité imaginaire.
En France, la doctrine a également consacré et reconnu les gouvernements minoritaires[27]. Toutefois, il semble que la classe politique et de nombreux organes médiatiques répugnent même à l’énoncer.
Ce phénomène a été récemment identifié par des auteurs belges, relevant qu’en Belgique, également, pays où les gouvernements minoritaires sont peu nombreux, existe une réticence à leur encontre[28].
L’on pourrait, cependant, penser, s’agissant de la France, que les esprits auraient évolué depuis cette séance, à la Chambre des députés, le 30 avril 1896, au cours de laquelle MM. Goblet et Ricard reprochèrent au Président du Conseil, M. Méline, d’être à la tête d’un « ministère de minorité »[29]. M. Goblet parla aussi, lors de cette séance, d’un ministère « en opposition avec la volonté de la Chambre », d’un « cabinet de violation de la Constitution » et d’un « ministère de défi ». M. Ricard évoqua un « véritable manquement aux traditions républicaines », ainsi qu’un « cabinet de résistance ».
Le Président du Conseil, M. Méline, était certes minoritaire. Républicain modéré, il souhaitait s’affranchir sur sa gauche, afin de, sans le dire explicitement, pouvoir recueillir les suffrages de la droite, dans le cadre de sa politique « d’apaisement » qu’il souhaitait mener.
Il y avait un projet politique derrière cette volonté de ne pas rechercher une majorité républicaine avec les radicaux et c’était, précisément, ce que lui reprochaient ses contradicteurs le 30 avril 1896.
Un gouvernement minoritaire était suspect de vouloir trahir la République et de s’entendre avec la droite ; en outre, dans le cadre des institutions de la Troisième République, qui présentaient l’aspect d’un bicamérisme égalitaire, il était soupçonné de vouloir favoriser le Sénat, institution dont se défiaient encore, alors, les radicaux.
Si le temps a passé, l’on trouve encore quelques témoignages d’une forme de répugnance, dans la classe politique, à reconnaître l’existence de gouvernements minoritaires et ce, après les assez nombreux échantillons qu’en a fourni la Quatrième République et après même l’expérience édifiante de la neuvième législature de la Cinquième République.
C’est ainsi que lors de l’examen du projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République, qui aboutit à l’adoption de la loi constitutionnelle n° 2008-224 du 23 juillet 2008, tant le rapport de M. Hyest, au Sénat, cité supra en note n°5, que celui, à l’Assemblée nationale, de M. Warsmann[30], à propos de la place qui devait être réservée à l’opposition par la Constitution, ont opposé les termes de « majorité » et « d’opposition ».
Ce faisant, les rapporteurs n’appréhendaient et n’imaginaient les soutiens au Gouvernement que comme appartenant à la « majorité », le reste constituant « l’opposition ».
C’était là une manière très schématique de concevoir le parlementarisme contemporain, y compris en France.
Cette vue de l’esprit aboutit à la grande confusion qui entoure l’identification des « groupes minoritaires » et « d’opposition » au Parlement, en application de l’article 51-1 de la Constitution, lui-même inséré dans le texte constitutionnel par la loi constitutionnelle précitée du 23 juillet 2008 et dont découle l’article 19 §4 du règlement de l’Assemblée nationale[31]. Ce dernier dispose :
« Sont considérés comme groupes minoritaires ceux qui ne sont pas déclarés d’opposition, à l’exception de celui d’entre eux qui compte l’effectif le plus élevé ».
De cette formulation amphigourique, usant d’une double négation, il résulte que le groupe politique le plus nombreux à l’Assemblée nationale ne peut être « d’opposition » et paraît conséquemment réputé soutenir le gouvernement. Même si le texte n’emploie pas le terme de « majorité », ce groupe « qui compte l’effectif le plus élevé » est censé ne pas se fondre non plus parmi les « groupes minoritaires », bien qu’il puisse l’être.
Or, telle est la situation que connaît l’Assemblée nationale issue des élections législatives des 12 et 19 juin 2022.
A l’inverse de ce que sous-entend, sans pouvoir le dire expressément, sauf à être démentie formellement, la disposition de l’article 19 §4 du règlement de l’Assemblée nationale, un groupe parlementaire peut compter l’effectif le plus élevé, sans atteindre la majorité absolue des membres de l’assemblée et l’on ajoutera, au demeurant, qu’un tel groupe peut être dans l’opposition.
Ces vestiges d’un temps où il paraissait presque impossible de qualifier de « minoritaire », sans risquer l’oxymore, un gouvernement et sans, peut-être plus encore, défier les ressorts du parlementarisme, paraissent désuets et la retenue excessive qu’ils expriment paraît, de nos jours, confiner au déni.
***
En conclusion, le droit et la politique ne peuvent faire usage de l’arithmétique qu’en se conformant à ses résultats.
Les règles juridiques peuvent aider des gouvernements minoritaires à être investis, à ne pas être désavoués et à se maintenir en fonctions, notamment, au moyen de règles de majorité qualifiée. Mais elles ne sauraient transformer une infériorité numérique en une majorité absolue, condition pour qu’un gouvernement, dans un régime parlementaire, puisse être qualifié de « majoritaire ».
Confondre pluralité et majorité dans un régime parlementaire, équivaut à maquiller une situation, laquelle ne présente, cependant, aucun caractère d’opprobre.
C’est en nommant précisément choses et situations et en usant d’une taxonomie la plus complète possible que l’on évite ambiguïtés, équivoques, elles-mêmes sources d’incompréhensions et de suspicions. La sincérité de l’action publique le commande et elle implique d’évaluer avec justesse sa propre force.
Edwin MATUTANO
Docteur en droit
Avocat à la cour
Enseignant à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
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[1] On pourrait y voir une application littérale de la phrase : « La faiblesse a mille fois plus d’inconvénients que l’entêtement », de Genlis (Stéphanie-Félicité Du Crest), in « Adèle et Théodore, ou lettres sur l’éducation contenant tous les principes relatifs à l’éducation des Princes, des jeunes personnes et des hommes », tome 1, lettre 26, p.116, Paris, Lambert et Baudouin,1782.
[2] Il y eut 20 gouvernements minoritaires et 1 cabinet de « techniciens » en Italie au XXème siècle .
[3] De l’indépendance du pays à 1977, il y eut 17 cabinets minoritaires et 9 gouvernements « de techniciens » sans assise parlementaire.
[4] De 2010 à 2012, le premier gouvernement de M.Rutte.
[5] De 2010 à 2013, avec le cabinet de Madame Gillard.
[6] Gouvernement de Mme Wilmes de 2019 à 2020.
[7] Gicquel (J-E.), J-Cl. Administratif, Fasc. 35 : ordonnances.
[8] Rapport n°107 (2021-2022) de M. Philippe Bas, sénateur, fait au nom de la commission des lois, déposé le 27 octobre 2021, sur la proposition de loi constitutionnelle n° 795 (2020-2021) de M. Jean-Pierre Sueur et plusieurs de ses collègues, déposée au Sénat le 22 juillet 2021.
[9] Cité par le rapport n°387 (2007-2008) de M. Jean-Jacques Hyest, sénateur, fait au nom de la commission des lois, déposé le 11 juin 2008, lors de l’examen du projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République.
[10] Loi constitutionnelle n°2008-224 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République, dont l’article 24 a modifié l’article 49 de la Constitution.
[11]Cf. extrait du discours prononcé à Epinal par le Président de la République, le 12 juillet 2007 : « Je suis réservé quant à la suppression de l’article 49-3 qui permet au Gouvernement de faire adopter un texte quand il n’y a pas de majorité pour voter la censure. Sa suppression, sans doute, modifierait profondément les équilibres de la Ve République. Mais je suis bien obligé de reconnaître que l’utilisation du 49-3 a toujours suscité des débats. Ces débats n’ont jamais été conduits à leur terme. Je veux que l’on aille jusqu’au bout de ce débat ».
[12] FUSILIER (R.), « Les monarchies parlementaires européennes », Editions ouvrières, Paris, 1960.
[13] MATUTANO (E.), Le legs de la crise politique suédoise du mois de décembre 2014, Revue française de droit constitutionnel, 2016/2, n°106, p. 357.
[14] « Démission de courtoisie », en vertu de la tradition républicaine : LE DIVELLEC (A.), La démission du Premier ministre comme problème constitutionnel, instaurer une pratique constitutionnellement fondée, Les Petites Affiches, n°079, 20 avril 2017.
[15] MATUTANO (E.), Le legs de la crise politique suédoise du mois de décembre 2014, Op.Cit.
[16] Au maximum de la conjonction des oppositions, le 19 novembre 1990, lors de l’élaboration de la loi de finances pour 1991, il manqua 5 voix pour que la censure fût prononcée.
[17] Le 1er juin 1992, 3 voix séparèrent l’adoption de la censure contre son gouvernement, à propos de la réforme de la politique agricole commune.
[18] Le 20 mars 2023, 9 voix ont fait défaut aux oppositions pour censurer son gouvernement au sujet du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.
[19] Outre les gouvernements de la première législature (1979-1982), de MM. Suarez et Calvo Sotelo, le gouvernement Gonzalez durant une partie de la quatrième législature (de 1990 à 1993), celui de la cinquième législature (1993-1996) dirigé par M. Gonzalez, celui de la législature suivante (1996-2000) présidé par M. Aznar, ceux des huitième et neuvième législatures (2004-2008 et 2008-2011) sous la présidence de M. Zapatero, de la douzième législature (2016-2019), de MM. Rajoy et Sanchez , celui de la treizième législature (2019) présidé par M. Sanchez et enfin, celui de la quatorzième législature (depuis 2019) de M. Sanchez, ont été ou sont minoritaires.
[20] Dans ce pays, depuis 1976, des gouvernements minoritaires y ont été en fonctions pendant plus de 19 ans.
[21] FREIRE (A.) « Para la da « geringonça »- O governo de esquerdas em Portugal e na Europa”, Lisboa, 2017, Contrapunto.
[22] En Norvège, de 1997 à 2000, puis, de 2001 à 2005, une coalition de centre droit menée par M. Bondevik fut aux affaires, cependant que le président du Parlement, le Storting, était travailliste ; à l’inverse, de 1990 à 1993, le gouvernement était dirigé par Mme Brundtland, travailliste, tandis que le président de la Chambre unique était conservateur. Et en Espagne, en 2016, le Président du Gouvernement, M. Rajoy, était conservateur, alors que le président du Congrès des députés appartenait au parti socialiste. En Irlande, de 2016 à 2020, les Premiers ministres, MM. Kenny et Varadkar, étaient fine gael, cependant que le Président du Dail appartenait au fianna fail. Au Canada, de 2006 à 2011, le Premier ministre était conservateur ; le Président de la Chambre des Communes, libéral.
[23] STROME (K.) Deferred Gratification and Minority Governments in Scandinavia, Legislative Studies Quaterly, vol.11, n°4 (Novembre 1986), p.583 ; “Minority Government and Majority Rule”, Cambridge University Press, UK, 1990.
[24] GREEN-PEDERSEN (C.), Minority Governments and Party Politics: The Political and Institutional Background to the “Danish Miracle”, Cambridge University Press, Journal of Public Policy, Vol.21, n°1, (Janvier-Avril 2001) p.53.
[25] JANSON (F.E.), Minority Governments in Sweden, The American Political Science Review, American Political Science Association, Vol.22, n°2, (mai 1928), p.407.
[26] MIGNEAULT (P-L.), « Les gouvernements minoritaires au Canada et au Québec : historique, contexte électoral et efficacité législative », Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2010.
[27] COLLIARD (J-C.), « Les régimes parlementaires contemporains », Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1978 ; MATUTANO (E.), « Les gouvernements minoritaires dans les régimes parlementaires contemporains depuis 1945 », Thèse, JEANNEAU (B.) dir., Paris 2, 2002, 507 p.
[28] Théo PUREUR, Cédric ISTASSE, « Gouvernements minoritaires en Belgique et en France : pratiques et réticences », Les @nalyses du CRISP en ligne, 14 juillet 2022, www.crisp.be.
[29] J.O.R.F., Débats parlementaires, 1er mai 1896, p.754 et p. 758.
[30] Rapport n°892 fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur le projet de loi constitutionnelle (n°820) de modernisation des institutions de la Ve République.
[31] Edwin Matutano, « Groupes minoritaires et d’opposition : retour sur la signification et l’interprétation de deux notions énigmatiques », Jus Politicum, n°15, janvier 2016 [http://juspoliticum.com/article/Groupes-minoritaires-et-d-opposition-retour-sur-la-signification-et-l-interpretation-de-deux-notions-enigmatiques-1055.html]