Sans grande surprise, le 14 avril 2023, l’avis du Conseil constitutionnel validant l’essentiel du projet de loi de réforme des retraites – en particulier son article 7 allongeant de 62 ans à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite – aura conforté l’exécutif dans le piège d’une illusion qui risque de s’avérer fatale à terme : celle d’avoir remporté le bras de fer qui l’oppose au pays profond depuis trois mois de conflit social intense, selon la formule triviale et très réductrice -« ne rien lâcher »- qui résume une philosophie de gouvernance verticale, sans appel ni réelle concertation, clivante par essence, soulignant combien il s’est dangereusement coupé des aspirations et des attentes réelles des Français alors même que la macronie va célébrer dans quelques jours le premier anniversaire de sa reconduction pour un deuxième mandat à la tête d’une population en passe d’être majoritairement opposée à sa vision du devenir collectif, lassée par ses contradictions, revirements, tours de passe-passe, effets de manche habillés par une communication creuse, et dubitative devant ses propositions dans la plupart des domaines et davantage encore devant ce fameux cap promis dans l’euphorie des soirs d’élection, attendu en vain, annoncé au fil de discours vite oubliés aussitôt prononcés, et balayés par le cours d’une actualité implacable, mais qui font et feront le miel des commentateurs professionnels le temps d’une semaine avant de passer à autre leurre…
C’est là l’illustration parfaite d’une victoire à la Pyrrhus dont notre pays fracturé va traîner les séquelles corrosives pendant les quatre ans à venir, qui sonne l’ouverture probable d’une période de plus grande instabilité pour un pouvoir s’appuyant sur une majorité « relative » et lourdement handicapée par une adhésion plus que limitée à son dessein de moins en moins audible dans un environnement interne et externe hostile et contraire.
Il y a belle lurette que la « magie » du « En même temps » de 2017 éventée assez rapidement dès le début de la saison 1 n’opère plus en 2ème période, au contraire tout semble présager qu’elle n’a pas fini d’ exacerber les tensions d’un public au mieux désabusé et au pire exaspéré et meurtri par la séquence loin d’être clôturée le 14 avril 2023…
La loi sur les retraites est devenue, à compter de sa promulgation très vite après l' »onction » des occupants de l’aile Montpensier du Palais royal perçue comme l’ultime fin de non recevoir de sa contestation massive soutenue par plus de 90% des actifs, le grief focal du divorce entre la tête de l’Etat et le peuple. C’est une situation déplorable pour le « cher et vieux pays » et un malentendu politique frontal d’une rare intensité dans l’histoire de notre démocratie qui renvoie la France à ces contextes de rupture brutale dont son parcours historique regorge pour le meilleur comme pour le pire et qui nous singularise au sein de l’Union européenne en renvoyant l’image d’une contrée abîmée, agitée, faible, en proie à ses démons éternels de ferments de guerre civile et de désunion, bien peu en mesure de faire entendre sa voix à l’échelle mondiale comme on a pu l’observer à l’occasion du récent déplacement présidentiel en Chine…
La crise politique et démocratique profonde que traverse la France a pris une connotation de point de non retour car désormais il est patent que le peuple et le pouvoir ne partagent visiblement plus la même interprétation de ce qu’est le cheminement démocratique d’un projet de réforme ni la même lecture de la Constitution de la 5e République telle qu’elle avait été inspirée par le Général de Gaulle dans sa grande sagacité et sa compréhension innée du destin national, basée sur un respect viscéral pour sa longue et remarquable histoire. Il en va de même en ce qui concerne la divergence, suffisamment préoccupante pour attirer l’attention d’observateurs étrangers, dans l’appréhension des concepts d’apaisement, de brutalité et de violence, sur fond apocalyptique de poubelles en flammes, de mobilier urbain vandalisé, de vitrines brisées, et, beaucoup plus grave, d’images de manifestants « nassés », contraints de s’asseoir à même le trottoir ou de policiers blessés à coup de pavés par des membres de Black blocs échappant à tout contrôle préventif, scènes désormais répétitives du délétère mélange de colère, malaise et pourrissement d’une situation résultant en bonne partie de la démolition systématique, consciente ou non, des canaux habituels de médiation par contournement de la représentation nationale, discrédit jeté sur les corps intermédiaires et mépris affiché voire assumé par la technostructure aux manettes, sous prétexte de modernité et d' »efficacité » loin d’être atteintes, pour toute velléité de débat contradictoire…
Tel un mauvais songe à la manière des tableaux de Goya, les blessures physiques, réminiscence cauchemardesque du récit de manifestants éborgnés ou estropiés du temps des Gilets jaunes, ont refait leur sinistre apparition sur la scène du conflit avec en miroir réfléchissant effrayant les violences intolérables exercées à l’encontre des forces de l’ordre en charge de sécuriser des cortèges pacifiques au départ (tant qu’ils restaient sous le contrôle de l’intersyndicale) dans une confrontation d’un autre temps et indigne de notre démocratie.
La France est indubitablement malade et victime d’une gouvernance inadaptée à la situation héritée des dernières consultations électorales, marquées par une abstention massive, facteur de mise en doute de facto de toute légitimité politique dans l’inconscient collectif. Il en résulte donc que le pouvoir et le peuple ne parlent plus la même langue et n’adhèrent plus à la même lecture des institutions et de l’usage de la panoplie d’ outils que celles-ci mettent à la disposition des gouvernants dans l’exercice du mandat que le suffrage leur a consenti au service de la communauté. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du « cher et vieux pays » qu’un tel fossé se creuse entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas » – la « rue » à qui il n’appartient pas de faire la loi dans cette vision où n’a plus cours la notion de souveraineté du peuple et où chacun accorde à la démocratie le sens qui lui importe et convient à ses intérêts partisans ou autres- ; en revanche il y a peu d’exemples d’une telle cécité et d’un tel déni de la part de ceux qui ont l’impérieuse obligation de sortir la France de l’impasse dans laquelle ils ont conduit ceux qui font collectivement aujourd’hui les frais de leurs choix de procédures accélérées et des insuffisances et lacunes de leur projet de réforme mal conduit et reçu comme inique par l’opinion majoritaire.
Rien dans les heures qui ont suivi la publication de l’avis censurant ironiquement les rares articles sur les seniors objet du compromis de dupes avec l’ex droite de gouvernement et ramenant le texte à sa nudité originelle et ses nombreuses imperfections, n’a été en mesure de calmer la colère et le ressentiment de tous ceux qui auront vécu la séquence d’accouchement laborieux de la « mère des réformes » du régime -le cheminement « démocratique » pour reprendre les éléments de langage de la macronie- comme un passage en force odieux et l’incarnation d’un mépris « souverain » à l’encontre de leurs aspirations.
Le choix de l’exécutif, sa méthode et le narratif retenu pour justifier sa démarche et parvenir à ses fins dans l’environnement actuel où la réforme des retraites n’est en fait que la pointe émergente de l’iceberg dans un océan de difficultés accablant un nombre de plus en plus grand de Français, ne passent plus dans une opinion gagnée par le sentiment d’être foulée au pied une fois de trop, au sortir d’une première mandature qui n’a pas répondu à ses attentes de renouvellement de la pratique politique ni tenu ses promesses de redressement de la situation pour gommer le désastre de la présidence socialiste précédente, et qui restera dans l’histoire comme oblitérée par la révolte des Gilets jaunes, les traumatismes de la crise sanitaire – confinement et restrictions temporaires du champ des libertés individuelles, prix à payer exorbitant du quoiqu’il en coûte aggravant une dette publique hors de contrôle – et le piège mortel de la guerre en Ukraine avec ses effets dévastateurs (crise de l’énergie et spirale inflationniste anéantissant les perspectives fugaces d’une reprise économique post pandémie apte à améliorer le pouvoir d’achat des salariés en chute libre alors que ces mêmes facteurs enrichissent les spéculateurs de tout crin…). En France, l’ordre (son maintien aussi) est devenu aléatoire et précaire et les fonctions régaliennes ne sont plus exercées de manière satisfaisante depuis des décennies de démission et de déni étatiques. Les métropoles et, phénomène plus récent découlant de l’impéritie installée au fil du temps, les agglomérations de taille moyenne et les zones rurales sont petit à petit gangrenées par le trafic de la drogue et par les incivilités liées à la paupérisation des populations et la dégradation des conditions de vie dans ces zones périphériques, qui ont engendré une insécurité proportionnelle à la perte des repères élémentaires observée naguère à la périphérie des grands pôles urbains, dans les cités livrées à elles mêmes et au non droit de Seine Saint Denis (la « Californie » de la start-up nation !) ou des quartiers nord de Marseille « en grand », archétype de la dérive nationale. L’inflation dont on nous rabache qu’elle est la plus faible de l’Union européenne, conjuguée à la perte de pouvoir d’achat, a provoqué l’augmentation spectaculaire de vols de nourriture dans les grandes surfaces ; des habitants de cette France abritant les deux plus grosses fortunes entrepreneuriales mondiales, où on s’enorgueillit d’avoir créé 1,7 millions d’emplois ou 200 usines nouvelles en 2 ans, étudiants, travailleurs, retraités avouent sauter un repas sur trois parce qu’ils n’arrivent plus à faire face au renchérissement des denrées alimentaires et à régler les factures de la vie quotidienne, énergie, essence, etc…
Inutile d’aborder les domaines vitaux de la santé et de l’éducation, le procès à charge de toutes les défaillances serait trop long à détailler !
Et on voudrait escamoter à force de postures, de vœux pieux et d’éléments de langage interchangeables plus hors sol les uns que les autres cette affligeante montée du déclassement progressif des composantes les plus vulnérables de la communauté nationale, celles qui ont contribué à bâtir les acquis des trente glorieuses, font tourner jour après jour les rouages du pays, résilientes dans les épreuves passées et présentes, ou qui étudient dans les mauvaises conditions que l’on sait pour construire l’avenir collectif, au nom d’un apaisement qui prend insidieusement toutes les apparences d’une tromperie éhontée et sans vergogne ?
C’est sur le constat objectif d’une situation aussi pénalisante que l’on a mené au mépris du bon sens politique élémentaire une réforme de la manière la plus abrupte possible et pris le risque d’une implosion sociale au moment le moins opportun. Dans la tempête provoquée par le choix d’une méthode provocatrice, l’équipage en charge de la manoeuvre du navire gouvernemental a de surcroît multiplié les incohérences de plaidoyers en faveur de son projet mal ficelé et les écarts de conduite incongrus divers et variés – bras d’honneur réels ou symboliques, désinvolture au paroxysme de la crise sous forme littéralement de danses pour certains ministres au bord du cratère ou d’effusions d’egos dans les médias les moins attendus, propos trop souvent à la limite de l’insulte pour l’ensemble de ses oppositions (notamment, à l’encontre de la droite nationale « terrée » comme une bête nuisible dans les travées de l’hémicycle avec ce mépris de classe intrinsèque de la macronie pour son électorat !) reproduisant paradoxalement toutes les outrances imputées et reprochées par ailleurs aux composantes de la NUPES jugées radicales à ses yeux…
Atmosphère lunaire ou crépusculaire de fin de règne ? On ne sait plus que penser de la condition d’un pays où des concerts de casseroles inédits dans l’histoire de la 5e République sont venus ponctuer en écho grinçant un discours présidentiel censé tourner la page d’un conflit social mortifère, autour d’une réforme sans bénéfice probant à cette heure.
Dans ces circonstances nébuleuses, où il est question de 100 jours d’apaisement et d’union ( comme si la seconde mandature n’avait pas déjà gaspillé le crédit d’une année sur les cinq de sa durée jusqu’en 2027…), pour « accélérer » le train des réformes, lancer un nouveau pacte de la vie au travail, réindustrialiser la France, restaurer justice et ordre républicain, ouvrir un « chantier du progrès pour mieux vivre », en s’appuyant sur un Conseil national de la refondation, etc. que faut-il attendre comme énième déconvenue ou espérer en terme de rebond hypothétique ? On ne louvoie pas impunément entre porte fermée et appels aux partenaires sociaux à revenir faire figuration autour d’une table de négociation renversée sans décrédibiliser ses intentions aussi louables soient-elles une fois le mal fait. On pourra objecter que l’on n’applaudit pas la pièce, bonne ou mauvaise, avant la fin. Pas plus qu’il n’est interdit de tirer des plans sur une comète fuyante par définition…
Le « cher et vieux pays » a connu les discours sentencieux d’un Necker et trompeurs d’un Calonne peu de temps avant la chute de l’Ancien Régime, il a connu toutes sortes de forme d’impuissance, d’atermoiements funestes, de méthodes de gouvernance inappropriées, subi des défaites écrasantes, affronté de multiples tempêtes, qu’il a pu surmonter.
La plus redoutable de ces épreuves de force est probablement celle résultant de l’insincérité de la parole publique et de la rupture du dialogue vécue comme une humiliation de la part de la sphère souveraine infligée à celle qu’elle pense dominer sous toutes les formes que cette relation peut revêtir, élective ou contractuelle, dans cette zone d’incertitude où la force, la légalité, la légitimité, le droit et les devoirs entrent en collision. Injustice, mépris, colère, brutalité, violences, autant de termes incompatibles avec la recherche d’une voie réelle de sortie et la reprise de négociations pour aboutir à une réconciliation en l’absence de juge de paix crédible quand on a fermé la porte à des échappatoires possibles, peu nombreuses en l’occurrence dans le pourrissement de cette situation de crise de régime avérée (remaniement, dissolution, ou voie référendaire).
Alors oui, la page est loin d’être tournée jusqu’au 1er mai et au delà, mais on peut affirmer sans trop se tromper que tout le monde est perdant dans ce drame dont le pays tout entier aurait pu faire l’économie si on n’avait pas fait le choix malavisé du mépris des obstacles inhérents au passage en force d’une réforme peu convaincante quant à son efficacité et si mal préparée au pire moment d’une période anxiogène de contraintes et restrictions liées à la guerre en Ukraine et qui plus est en sortie de pandémie, sans majorité parlementaire ni perspective de coalition de gouvernement envisageable à court et moyen termes dans le contexte politique français présent.
L’apaisement dans ces conditions relève du miracle et bien malin celui qui pourra prédire l’échéance de sortie du tunnel…
Eric Cerf-Mayer
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