David Cayla est économiste, enseignant à l’université d’Angers et l’un des penseurs les plus en vus de ce que l’on peut appeler le souverainisme de gauche. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont le plus récent Populisme et néo-libéralisme : il est urgent de tout repenser est publié aux éditions De Boeck Supérieur. Pour la Revue Politique et Parlementaire, il fournit une analyse autour de la notion de populisme de gauche et de l’avenir de celui-ci, notamment à l’aune du crash politique qu’a constitué la crise sanitaire. La RPP publie cette contribution en plusieurs parties.
Depuis le milieu des années 2010, inspirée par les exemples de Podemos ou de Syriza, ainsi que par des mouvements tels que Occupy Wall Street ou les Indignados, une partie de la gauche a conçu, puis mis en œuvre, une stratégie politique fondée sur le « populisme de gauche ». Son but était de répondre aux impasses de la gauche de gouvernement accusée de s’être compromise, au nom du « réalisme » et de la bonne gestion, en accompagnant et en légitimant le cadre néolibéral du capitalisme contemporain.
Concrètement, le « populisme de gauche » entend renouveler en profondeur les pratiques et les discours de gauche pour répondre au mécontentement social.
L’aspect populiste de cette doctrine s’incarne dans le désir de construire une nouvelle « frontière politique » fondée sur l’opposition peuple / élite, le premier étant construit politiquement à partir de luttes sociales variées, le second représentant « l’oligarchie » politique et économique.
Tel qu’il a été théorisé en 2018 par Chantal Mouffe1, le populisme de gauche repose sur les principes suivants :
- Le rejet de la vision marxiste fondée sur l’opposition capital / travail. Pour Mouffe, la conception traditionnelle de la gauche n’est plus audible car cette dernière a longtemps limité sa définition du « peuple » à une conception économique et les luttes politiques à la défense d’une classe ouvrière essentialisée. À l’inverse, Mouffe insiste sur le fait que des luttes nouvelles sont advenues depuis les années 1970 : mouvements antiracistes, droits des LGBT, combats écologistes… Ces nouvelles revendications doivent être mieux prises en compte et articulées entre elles au sein des stratégies de gauche.
- S’appuyant sur la pensée de Gramsci, Mouffe considère que la société fonctionne sur la base d’une succession de phases d’hégémonies culturelles qui imposent une certaine vision du monde et s’inscrivent dans les institutions. Par exemple, avec l’arrivée de Thatcher dans les années 1980, l’hégémonie néolibérale aurait succédé à la phase de partage hégémonique caractéristique de l’époque keynésienne. Cette culture néolibérale se serait ensuite diffusée au sein de l’appareil d’État qui ne peut de ce fait être considéré comme un agent neutre politiquement.
- La crise financière de 2008-2009 a entrainé la déstabilisation de l’hégémonie néolibérale. Cette situation ouvre ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste », une situation sociale qui permettrait d’instaurer une nouvelle hégémonie politique. Cette lutte pour l’hégémonie prend la forme d’un affrontement entre deux visions. Une vision réactionnaire (populisme de droite ou d’extrême droite) et une vision que Chantal Mouffe entend promouvoir : le populisme de gauche.
- Les leaders de la gauche doivent donc saisir cette opportunité en engageant une bataille culturelle rassemblant les mouvements de gauche et les revendications communautaires variées afin de « construire un peuple » sur le principe d’une « chaine d’équivalences » permettant d’articuler ensemble les revendications très variées des luttes s’opposant au néolibéralisme : écologistes, féministes, ouvriers, anti-autoritaires, anti-racistes…
- Ce rassemblement du « peuple » ainsi construit par la bataille culturelle permettrait d’engendrer un « nous » collectif fondé sur l’opposition avec le « eux » de « l’oligarchie ». L’établissement de cette nouvelle frontière peuple / élite doit être l’occasion de « radicaliser » une démocratie fondée sur des antagonismes qui sorte de « l’illusion du consensus »2 caractéristique de l’ère libérale et de la gauche sociale-libérale.
À la fin de son livre, Chantal Mouffe fait part des discussions nourries qu’elle a eues avec un certain nombre d’intellectuels et de responsables politiques qui ont inspiré sa pensée. Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin sont notamment cités. Ainsi, ce petit livre peut se lire comme la théorie qui a nourri la stratégie politique de la France Insoumise mais aussi comme une synthèse de la revitalisation politique tentée par ce mouvement. Si cette stratégie a connu des évolutions, bien décrites par le journaliste Hadrien Mathoux3, elle n’en a pas moins continué de respecter la plupart des principes énoncés dans l’ouvrage de Mouffe.
Pourtant, la mise en œuvre pratique du populisme de gauche s’est avérée beaucoup plus difficile que ce que la théorie suggérait, et le succès électoral n’a pas toujours été au rendez-vous. Il est donc nécessaire d’établir un inventaire de cette stratégie et d’en décrire les limites.
Engager la bataille culturelle contre l’extrême droite
Il ne fait plus de doute que nous sommes entrés dans une ère identitaire. Les questions culturelles, sociétales et migratoires sont, depuis quelques années, au cœur du débat public et suscitent des réactions passionnées. Ce phénomène n’est pas totalement nouveau. Les grands débats sociétaux ont toujours été des terrains de violents affrontements politiques. L’IVG, la peine de mort, l’école, les questions religieuses ou plus récemment le mariage pour tous ont provoqué, et provoquent toujours, des débats de grande intensité entre la gauche et la droite.
Le point commun de ces débats est qu’ils touchent directement la vie concrète et sont immédiatement compréhensibles, ce qui permet facilement de se forger un avis. Ils impliquent aussi des systèmes de valeurs qui dépassent la question des intérêts personnels. De ce fait, ils marquent l’identité politique de ceux qui s’y adonnent. Pour cette raison, ce sont des débats d’identité politique.
L’émergence des réseaux sociaux a exacerbé ces sujets au détriment de ceux sur lesquels il est plus difficile de se construire une opinion, soit parce qu’ils sont techniques, soit parce qu’ils apparaissent éloignés de la vie concrète.
Le fonctionnement même des réseaux sociaux, fondés sur la réaction et le partage, rend mécaniquement plus visibles les sujets marqueurs d’identité politique. S’enclenche alors une boucle de rétroaction : les sujets identitaires suscitent plus de réactions, les algorithmes les mettent en avant, et donc les responsables politiques et les journalistes les exploitent pour faire du buzz et se faire connaître, ce qui renforce la place de ces thématiques dans le débat public.
Cette transformation du système médiatique par les réseaux sociaux est vraie pour toutes les forces politiques, mais les stratégies populistes en exacerbent les conséquences. C’est bien entendu le cas du populisme de droite qui met les questions identitaires ou des sujets telles que le « wokisme » au cœur de son discours. Le « America is back » de Donald Trump est le versant combatif de l’angoissant « la France disparaît » d’Éric Zemmour. Mais le populisme de gauche use des mêmes ressorts. La grille gramscienne remplaçant la grille marxiste, la « bataille culturelle » est vue comme le lieu privilégié de la bataille politique. Une bataille qui se joue sur les sujets marqueurs d’identité politique, l’objectif étant de conquérir l’hégémonie culturelle en attisant ce qui forge la culture de gauche au détriment du développement d’une idéologie structurée.
De fait, la stratégie du populisme de gauche tend à remplacer la bataille idéologique par la bataille culturelle. C’est au nom de cette logique que Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont massivement investi les réseaux sociaux, en privilégiant les thèmes marqueurs d’identité politique au détriment des questions européennes ou industrielles, par exemple. Les discours de Mélenchon insistent sur la créolisation, le droit au genre, l’environnement ou le bien-être animal, montrent une forte hostilité à l’énergie nucléaire. Or, ces thèmes sont les miroirs de ceux avancés par le populisme de droite : « créolisation » contre « grand remplacement », « anti-nucléaire » contre « anti-éolien », « bien-être animal » contre « pro-chasse », « théorie du genre » contre « traditionalisme », « environnement » contre « productivisme »…
Prenant acte de la crise du néolibéralisme, la campagne de Mélenchon ne fait pas du néolibéralisme son adversaire principal. Il tente de gagner la bataille d’après, en privilégiant l’affrontement « populisme de gauche » contre « populisme de droite » théorisé par Mouffe. Ainsi, Mélenchon multiplie les face-à-face avec Éric Zemmour, considéré comme le principal adversaire stratégique. De plus, les critiques qu’il adresse au gouvernement sont souvent issues du même registre que celui qu’on applique à l’extrême droite : « brutal », « autoritaire », « anti-démocratique »… Cela l’amène à renforcer ses propres thématiques identitaires et à délaisser (sans l’éliminer totalement) l’armature marxiste fondée sur les rapports économiques et les conflits de classes.
Un second aspect de la bataille culturelle telle qu’elle est théorisée par Mouffe concerne les affects. Ceux-ci auraient « un rôle décisif », selon elle. « C’est le défaut de compréhension de la dimension affective des processus d’identification qui, à mes yeux, explique en grande partie pourquoi la gauche, prisonnière d’un cadre rationaliste, est incapable de cerner la dynamique du politique », explique Mouffe4. Privilégier les affects sur l’argumentation rationnelle serait la clé pour créer le sentiment d’adhésion militant sur lequel repose la conquête du pouvoir. Dans ce processus, le rôle du leader est central : « une volonté collective ne peut pas se former sans une certaine forme de cristallisation d’affects communs et les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique peuvent jouer un rôle important dans ce processus », écrit Mouffe.
Cette conception explique le rôle très important qu’a pris la figure de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne de la France Insoumise. Celle-ci commence par un plébiscite sous la forme d’un parrainage citoyen et se poursuit par la mise en scène constante du candidat dans des meetings très travaillés, conçus comme de grands spectacles. La personne de Mélenchon est omniprésente sur les réseaux sociaux, amplifiée par l’action coordonnée d’une armée de militants. Cette personnalisation s’explique, il est vrai, par la nature de nos institutions qui font de l’élection et de la fonction présidentielle les clés de voûte de la politique nationale. Mais reconnaissons que la mise en scène de la campagne présidentielle de la FI favorise la figure du chef au détriment de ses conseillers et des autres députés de son groupe parlementaire à la différence, par exemple, de la campagne de Valérie Pécresse qui apparaît presque systématiquement entourée par d’autre cadres de son parti lors de ses évènements médiatiques.
Pour résumer, la bataille culturelle gramscienne engagée dans le cadre du populisme de gauche, a tendance à privilégier les affects à la raison, le culturel à l’idéologique, et développe un discours qui vise à s’adresser davantage aux identités politiques qu’aux intérêts de classe afin de rassembler son camp.
Un discours ambigu vis-à-vis des institutions démocratiques
Le populisme, tel que je l’ai identifié dans mon ouvrage5 procède non d’un contenu programmatique particulier mais d’une situation sociale spécifique caractérisée par une montée de la défiance institutionnelle. Cette défiance est elle-même la conséquence des politiques néolibérales qui, en mettant l’État au service du marché, participent à l’affaiblissement et à la perte de crédibilité des institutions publiques. Sur ce point, mon diagnostic rejoint celui de Chantal Mouffe.
Partant du constat de cette défiance, ma proposition serait de transformer les pratiques politiques en sortant du cadre conceptuel néolibéral afin de remettre les institutions publiques à l’endroit, c’est-à-dire au service de bien-être général plutôt que de les orienter systématiquement en faveur de l’organisation d’un marché en concurrence.
À mon sens, cette nouvelle politique suffirait à relégitimer le rôle des institutions et à désamorcer la contestation populiste.
La proposition de Chantal Mouffe est différente. Elle souhaite s’appuyer sur cette défiance pour transformer en profondeur le fonctionnement des démocraties libérales. Ainsi, elle entend profiter de ce « moment populiste » pour développer les antagonismes et susciter l’émergence d’une « démocratie radicale ».
Le propos de Mouffe vis-à-vis des institutions est néanmoins ambigu. D’un côté elle défend le principe de la démocratie libérale et réaffirme l’importance de la démocratie représentative (contre la démocratie des mouvements sociaux et les processus de type tirage au sort) ; d’un autre côté elle semble ouverte à l’introduction de pratiques susceptibles de contourner et d’affaiblir les institutions démocratiques. Par exemple, Mouffe estime que le rôle de l’État n’est pas d’organiser et de gérer les services publics mais de « permettre aux citoyens de prendre en charge les services publics et de les organiser démocratiquement ». De même, elle estime qu’il faut éviter de construire un espace public fondé sur « une représentation totalisante qui nierait le pluralisme » en permettant aux « communautés particulières » d’exister et de participer aux décisions aux côtés de la « communauté politique » formée par les citoyens. La nature de ces communautés particulières n’est pas explicitée. Cette vision conduit Chantal Mouffe à promouvoir une démocratie plurielle dans laquelle des légitimités politiques pourraient se constituer en dehors du Parlement : « L’espace politique traditionnel du parlement n’est pas le seul lieu où peuvent être prises des décisions politiques ; si les institutions représentatives doivent garder ou retrouver un rôle majeur, d’autres formes de participation démocratique sont aussi nécessaires pour radicaliser la démocratie » juge-t-elle.
Le populisme de gauche théorisé par Chantal Mouffe n’est pas celui du républicanisme hérité des lumières ou du Contrat social de Rousseau, qui implique une démocratie délibérative et s’impose face aux intérêts particuliers. Les transformations institutionnelles qu’elle promeut reposent sur la multiplication de niveaux de légitimité en concurrence. Pour Mouffe, les espaces communautaires sont complémentaires de l’espace politique national et permettent sa revitalisation.
Ce discours fait écho au tournant plus favorable au communautarisme pris par la France Insoumise depuis 2017. Le laïcard intransigeant qu’était Jean-Luc Mélenchon au moment des attentat de 2015 contre Charlie Hebdo est devenu l’un des défenseurs de certaines revendications islamistes, notamment lorsqu’il participe en novembre 2019 à la « marche contre l’islamophobie » qui dénonçait comme « liberticides » les lois de 2004 et de 2011 sur les signes religieux à l’école et le port de la burqa dans l’espace public6. Cette année fut aussi celle de la rupture avec le philosophe Henri Peña Ruiz7, défenseur de la laïcité et du droit à la critique de l’Islam et dont les propos lors des universités d’été de la France insoumise furent l’objet d’une virulente polémique8.
Plus largement, la vision portée par la France insoumise est marquée par une profonde défiance institutionnelle. Le principe du référendum révocatoire, qui est l’une des marques de fabrique des programmes proposés par les candidats de la FI repose sur l’idée que les représentants du peuple trahissent leur mandat une fois élus et qu’il faut donc prévoir un mécanisme de révocation. La charte que les candidats de la FI aux législatives de 2017 ont été contraints de signer relève de la même logique de défiance. Il était ainsi demandé aux candidats qu’ils renoncent à agir « selon leurs seuls choix personnels » afin de se mettre « au service de la mobilisation du peuple » et de refuser « les tares de la 5ème République »9.
La stratégie populiste développe une approche extrêmement critique des principes qui fondent la démocratie représentative. Elle considère que la légitimité politique n’émane pas d’une instance délibérative telle que le Parlement mais des luttes portées par les minorités opprimées. Ces luttes sont censées s’agréger, se compléter et se renforcer collectivement. Cette attention particulière portée à l’agrégation des revendications hétéroclites est quelque peu paradoxale pour des mouvements qui se réclament de la gauche radicale, puisqu’elle n’est pas sans rappeler la stratégie proposée par le think tank social-démocrate Terra Nova qui proposait, en 2012, de reconstruire un électorat de gauche à partir d’un socle composé des jeunes, des urbains, des minorités des quartiers populaires, des femmes et des « non catholiques », au détriment de la classe ouvrière, dont les auteurs estimaient qu’elle était perdue pour la gauche et dans une phase de déclin démographique et électoral10.
Ainsi, à force de vouloir revitaliser la démocratie en combinant ensemble des luttes hétérogènes au nom de la construction d’une « chaine d’équivalences », le populisme de gauche rejoint un imaginaire petit bourgeois, sensible aux injustices mais qui refuse de hiérarchiser les combats politiques en mettant sur le même plan une multitude de revendications communautaires. La limite de ce cette vision est d’être peu sensible à la notion d’intérêt général qui suppose de refuser certains combats au nom de la priorité à accorder à certaines revendications jugées plus importantes. Le ralliement de l’antispéciste Aymeric Caron à la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon est assez symptomatique de cet horizontalisme des luttes.
Partie 2 à lire ici
David Cayla
Economiste, enseignant à l’université d’Angers
- Mouffe, C. Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018. ↩
- Mouffe, C. L’Illusion du consensus, Albin Michel, 2016. ↩
- Mathoux, H. Mélenchon : la chute. Comment La France insoumise s’est effondrée, Editions du Rocher, 2020. ↩
- Toutes les citations sont extraites de Pour un populisme de gauche (2018). ↩
- Cayla, D. Populisme et néolibéralisme, il est urgent de tout reconstruire, De Boeck Supérieur, 2020. ↩
- Abel Mestre « LFI, accusée de complaisance avec le communautarisme, veut clarifier sa vision de la laïcité et de la République », Le Monde du 27/10/2020. ↩
- https://twitter.com/jlmelenchon/status/1192796104183730176. ↩
- Pezet, J. Libération, Checknews, « Qu’a dit Henri Peña-Ruiz sur le ‘‘droit d’être islamophobe’’ lors de l’université d’été de La France insoumise ? », 26/08/2019, en ligne. ↩
- « Charte des candidat·e·s de la France insoumise », en ligne sur https://lafranceinsoumise.fr/campagne-legislatives-2017/charte-candidat-e-s/. ↩
- Jeanbart B., Ferrand, O. Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Terra Nova, en ligne sur https://tnova.fr. ↩