La polémique autour de Roman Polanski est de celles qui traduisent un changement d’ère. Le clivage y apparaît irréconciliable entre ceux pour lesquels l’homme est indissociable de l’œuvre et les autres qui dissocient le comportement de la création.
Bien évidemment l’art ne saurait être un artefact indépendant de la personnalité. C’est une psychologie qui structure et qui inspire un livre, une toile, une musique, un film, etc. Les nervures profondes dirigent l’acte créatif. Rien ne sert de les dissimuler ou de les nier. Là, à vrai dire, n’est pas la question. Il existe quelque chose de la malédiction qui est au principe des grandes œuvres. Elles sont souvent immenses parce qu’elles disent bien des ombres convulsives de la nature humaine. Le brouhaha l’a emporté dans le cas Polanski. Ce ne sont pas des arguments qui s’affrontent mais des émotions et des instincts. L’affaire Polanski est tristement sociétale.
On voudrait que le talent, l’intelligence, le génie aussi soient indexés sur la morale, une conduite sans aspérités, une certitude du bien.
Cette hypothèse infirmerait, invaliderait, censurerait a priori bien des œuvres. Tout d’abord celles-ci sont le produit d’une époque. Faut-il décrocher Gauguin parce qu’il exprime lorsqu’il évoque ses toiles une vision « colonisante » propre à son temps ? Faut-il ne plus lire Voltaire parce qu’on y trouvera trace au débotté parfois des préjugés antisémites inhérents à sa société ? Faut-il ne plus jouer Carmen parce que Bizet y magnifie la souffrance passionnelle que l’on qualifierait désormais de « féminicide » ? Au nom de quelle ordalie rétrospectivement sociétale devrions-nous juger et consumer quelques uns des sommets de l’esprit créatif ? La morale lorsqu’elle se pare des prénotions de notre présent ne pense pas seulement faux, elle ne pense pas tout simplement. Les lunettes du moment nous aveuglent bien plus qu’elles ne corrigent notre vue. Le bannissement de l’homme doit-il s’accompagner de la mise au pilon de l’artiste ? Ne lisons plus alors Gide, lequel écrivit qu’on ne faisait pas « de bonne littérature avec de bons sentiments », brûlons Sade car son comportement relève d’une déviance non seulement pathologique mais également du pénal, ne portons plus notre regard sur le sublime Caravage car sa vie est toute de violence. Bien évidemment l’œuvre ne saurait excuser, disculper, relativiser un comportement. Elle ne constitue pas plus un acte rédempteur.
Mais il convient néanmoins de défendre l’irréductible autonomie du geste créatif, au risque de basculer dans une définition officielle de la création.
Pour autant le sujet Polanski pose un autre problème, celui de la respectabilité sociale de l’homme à travers l’œuvre. L’indépendance de l’artiste a sa rançon : à partir du moment où il se considère « affranchi », il doit non seulement répondre comme tout un chacun de ses actes mais se défier, voire s’abstenir de toute reconnaissance académique. Sartre et Gracq, pour des raisons différentes et au demeurant parfaitement honorables, refusèrent l’un le Prix Nobel, l’autre le Prix Goncourt. L’académisme, expression d’un certain ordre social, ne fait pas bon ménage avec la transgression. Faute de l’avoir compris, Monsieur Polanski, dont le talent n’est pas en cause ici, ni le film au demeurant excellent, a pris le risque d’être l’otage de son passé pour… une statuette, récompense professionnelle, qui est bien en-deçà de son œuvre mais bien au-delà de sa vie antérieure.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef