Pour appréhender ce que fut le système de l’Empire, l’ouvrage de Thomas Flichy de La Neuville redonne la parole à ceux qui en furent les témoins directs les plus éclairés. Leur parole prophétique n’est pas vaine à l’heure où la décomposition des Nations fait de la réalité impériale la matrice du XXIe siècle.
L’Empire de Bonaparte, comète aussi resplendissante que fugitive brilla dans les imaginations tant que son principe actif continuait à créer des illusions. Le 5 mai 1821, le songe en marche s’éteint. Au temps de sa domination, les royalistes déclaraient que Bonaparte était un être accidentel, un de ces champignons nés d’hier et qui doivent disparaître demain1. L’Empire fut effectivement un champignon anormal et toxique né sur le fumier de la révolution. Né un soir de pluie il disparut presque aussitôt. Toutefois, son principe actif, le mycelium napoleonicum s’est perpétué pour enfanter de nouveaux empires d’un tout autre ordre. Le premier quart du XIXe siècle a en effet ceci de commun avec le début du XXIe siècle qu’il est marqué par le déclin des structures politiques à taille humaine, l’effondrement des libertés individuelles et l’essor de constructions séduisantes, universelles mais paralysantes. Ce temps de transition génère un malaise chez ceux dont le rôle est de prophétiser. René-François de Chateaubriand est l’un de ceux-là. Il écrit dans ses Mémoires d’Outre-Tombe :
« Voyageur solitaire, je méditais il y a quelques jours sur les ruines des empires détruits : et je vois s’élever un nouvel empire. Je quitte à peine ces tombeaux où dorment les nations ensevelies, et j’aperçois un berceau chargé des destinées de l’avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César monte au Capitole, les peuples racontent les merveilles, les monuments élevés, les cités embellies, les frontières de la patrie baignées par ces mers lointaines qui portaient les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculées que ne vit pas Germanicus »2.
Or, Chateaubriand ne se contente pas d’exprimer sa fascination mêlée de crainte pour l’astre politique montant, il s’attelle à décomposer le principe actif de l’empire, à en distiller la formule au fil de son récit.
L’Empire est en effet à ses yeux une réalité biologique vivante, un corps animé.
A toutes les périodes historiques, écrit-il, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines3. Or cet esprit-principe est d’autant plus difficile à distiller que l’Empire est un puissant créateur d’illusion. Non content d’avoir sacrifié des millions de Français à une gloire fugitive, il a manipulé la mémoire de la Nation en parasitant son propre cerveau :
« Bonaparte n’est plus le vrai Bonaparte, c’est une figure légendaire composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c’est le Charlemagne et l’Alexandre des épopées du moyen âge que nous voyons aujourd’hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu’après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier »4.
En effet, s’il manipule la mémoire collective par un procédé banal consistant pour le bourreau à se faire passer pour la victime, l’Empereur a bonne mémoire de ses propres déroutes, qu’il s’agisse de l’Égypte, de l’Espagne ou de la Russie.
« Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, Napoléon y rentra le 18. Il avait rencontré, en revenant, des foyers allumés sur la fange, nourris avec des meubles d’acajou et des lambris dorés. Autour de ces foyers en plein air étaient des militaires noircis, crottés, en lambeaux, couchés sur des canapés de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des châles de cachemire, des fourrures de la Sibérie, des étoffes d’or de la Perse, mangeant dans des plats d’argent une pâte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillé »5.
C’est dans la mesure où l’Empire de Bonaparte parachève l’œuvre de destruction des libertés effectives entamée par la révolution, que Chateaubriand se déclare obligé de résister par sa plume au despote naissant. Et puisque le souvenir de la Rome impériale hante les esprits inquiets de la fin du XVIIIe siècle, le gentilhomme breton s’imagine historien antique : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire »6. Lorsqu’on lui reproche sa fascination pour Bonaparte, Chateaubriand réplique :
« Je n’ai rien adopté de cette créature fantastique composée de mensonges ; mensonges que j’ai vus naître, qui, pris d’abord pour ce qu’ils étaient, ont passé avec le temps à l’état de vérité par l’infatuation et l’imbécile crédulité humaine »7.
Or la première manipulation au sujet de Bonaparte, tient au récit de sa prise de pouvoir initiale.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le 18 brumaire ne se présente pas comme un coup d’État ourdi par un centurion las des ravages de la révolution.
En réalité, on ne comprend bien cette journée fameuse, qui continue tant de journées révolutionnaires, qu’à la condition de savoir qu’elle a été provoquée dans l’intérêt de la révolution, pour raffermir la révolution et en poursuivre le cours, par des hommes qui tenaient au nouvel ordre de choses comme à leur propre bien. A cette époque, la réaction monarchiste était le parti de la paix. La révolution voulait et devait continuer la guerre. Deux ans plus tôt, les élections ayant donné une majorité de modérés et de royalistes, il avait déjà fallu appeler un soldat. Augereau et les grenadiers avaient chassé les conseils par le coup d’État de fructidor. Augereau avait été désigné pour cette opération par le général en chef de l’armée d’Italie, qui, en vendémiaire, s’était signalé à l’attention des républicains en réprimant à Paris une insurrection royaliste. Ainsi, les hommes de la Révolution comptaient sur des militaires et les militaires étaient du parti de la révolution, qui était le parti de la guerre. Les intérêts des révolutionnaires se confondaient avec ceux de l’armée8. Le pays était plus que las. Sieyès voyait venir la contre-révolution et il la redoutait comme théoricien et comme régicide. Il était temps de recourir à un acte sauveur. Portalis écrivait :
« Je crois pouvoir dire que la masse est fatiguée de choisir et de délibérer. Il faut venir avec un plan tout fait qui serait adopté dans le premier moment qui sera celui de la lassitude, et qui ne le serait plus dans le second. Dans le premier moment, les ambitieux se taisent, la masse seule se meut et compte. Dans le second, la masse disparaît et les amitieux ou les raisonneurs reprennent le dessus »
Il fallait donc un coup d’État organisé de l’intérieur, ce qui est toute la définition du 18 brumaire, et il ne manquait pas de généraux pour se charger de cette besogne. Dans ce coup d’État d’apparence militaire, ce furent au fond des parlementaires, des politiciens qui jouèrent le principal rôle, celui d’organisateurs. Quant aux préparateurs, ce furent des civils aussi et particulièrement des intellectuels. Bonaparte eut pour lui l’Institut et la plus grande partie des gens de lettre, ce qui fait l’opinion dans un pays. Il eut Benjamin Constant. Il eut même par Volney des idéologues : Cabanis, Tracy, le cercle des républicains d’Auteuil, les derniers encyclopédistes, les philosophes voltairiens et athées qui le considéraient comme le seul homme capable de relever la révolution. Le faux coup d’État de Bonaparte ne se contente pas d’être soigneusement préparé par des juristes, il est financé par les banquiers.
« Une chose dont le complot paraît bien ne pas avoir été dépourvu, c’est le nerf de la guerre, c’est l’argent. On manque de précisions sur les sommes qui furent mises à la disposition de Sieyès et de Bonaparte. On en manque sur les bailleurs de fonds. En tout cas, rien ne fit défaut ni pour la propagande, ni pour les affiches, grâce au concours de quelques hommes d’affaires qui en avaient assez de l’anarchie »9.
Bonaparte est donc porté au pouvoir par la minorité révolutionnaire qui est en train de perdre la partie.
Celle-ci est effrayée par la perspective d’élections qui réduirait son pouvoir à néant. Il n’en reste pas moins que le Premier Consul engage une transformation politique de premier ordre au service d’une finalité propre, celle de sa domination personnelle.
Thomas Flichy de La Neuville
L’Empire de Bonaparte – Laboratoire de la domination absolue
Dominique Martin Morin, avril 2021, 120 p.
- Jules Michelet, Du 18 décembre à Waterloo, 1847, p. 296 ↩
- François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, 1849, p. 446. ↩
- François-René de Chateaubriand, op. cit., p. 531. ↩
- Ibid., p. 413. ↩
- Ibid., p. 546. ↩
- Ibid., p. 430. ↩
- Ibid., p. 678. ↩
- Jacques Bainville, Le coup d’État du 18 Brumaire, Paris, Hachette, 1925 ↩
- Jacques Bainville, op. cit. ↩