Pour la Revue Politique et Parlementaire, Jacky Isabello a lu Les Uns contre les autres – Sarcelles, du vivre-ensemble au vivre-séparé, le dernier ouvrage de Noémie Halioua.
Y a-t-il dans ce titre, inspiré des paroles de cette chanson légendaire composée par le duo Berger/Plamondon accompagnant l’un des nombreux refrains iconiques de la comédie musicale Starmania, un sens commun avec l’expérience que raconte Noémie Halioua dans un livre court et sans temps mort, un ouvrage aux trois visages ; tantôt essai, tantôt reportage construit selon les canons du métier qu’elle exerce celui de journaliste, parfois autobiographie ? Son expérience sur l’échec du multiculturalisme dans cette ville de Sarcelles, non moins iconique que l’œuvre du tandem d’artistes franco-québécois dans un tout autre registre qui toutefois ne laissa pas insensible le monde de la culture, celui de l’aménagement du territoire, des villes nouvelles et des grands ensembles…
Lorsque la complainte de Berger s’émeut des contradictions d’une société balancée entre besoin d’amour et désenchantement ou solitude c’est la haine et la ghettoïsation, des âmes et des corps, que Noémie Halioua relate pour narrer l’évolution d’une ville qu’elle porte chèrement et fièrement dans son cœur. Cette Sarcelles, « baby Babel » qui, en 1990, comptait pas moins de 92 nationalités. Alors, la mosaïque ethnique valait à la commune d’être érigée en symbole de mixité culturelle. Or cette richesse, dont elle confesse lorsqu’elle rapporte son expérience de jeunesse : « les communautés existent bel et bien, de fait, mais elles ne sont pas communautarisées », s’est changée en amiante, un poison pour quiconque rêve d’être le citoyen d’une République « universaliste une et indivisible » où les dieux sont respectés tout en restant à la maison, qui provoque la plus grave des maladies, la division, le cloisonnement, la haine et la violence entre groupes d’immigrés. Qui un temps durant révéraient cette République française pour la qualité de son accueil et son modèle social.
Page après page, à partir d’exemples qui prennent leur source dans la vie des Sarcellois, Mme Halioua raconte les différentes vagues de migrations. Toutes religions confondues on ressent la zone de confort que cette ville, à l’origine fière de ses grands ensembles en réponse au désarroi de l’abbé Pierre lancé sur les ondes radiophoniques en 1954, offre à des populations souvent chassées, dépossédées et meurtries.
À l’insolence d’une cité un temps infatué, parce que le showbiz et la culture des plateaux de télévision y venaient en pèlerinage, elle décrit le visage des lendemains qui déchantèrent ensuite, par un alcool frelaté qui sournoisement souilla les esprits.
Parfois sous la forme de lois, par souci de bien faire, et notamment la loi DALO (Droit au logement de 2006, Dominique de Villepin est alors Premier ministre) qui pervertirent l’adhésion sans anicroche des communautés à cette ville portant haut les symboles d’une forme d’immigration républicaine émancipatrice. Avant que Manuel Valls dénonce la perversité d’ « un apartheid territorial, social, ethnique dans certains quartiers ». L’exercice d’enquête sociologique de terrain dénonce, par la force d’une succession de détails apodictiques, certains élus, auteurs et coupables de ces politiques communautaristes. Ceux-là mêmes qui n’ont pas voulu voir que chacune de leurs décisions lors des conseils municipaux soudaient, année après année, les fils de la bombe du séparatisme. Chaque prébende accordée détourne, sans l’ombre d’un doute, la loi de 1905 qui voulait fixer une barrière infranchissable à notre République débarrassée de son cléricalisme depuis plus d’un siècle et exhorte dans son article 2 : « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
J’avoue ma surprise. Je confesse m’être attendu à lire un ouvrage différent. Sans doute suis-je moi aussi contaminé par cet air ambiant préélectoral, concentré des effluves « zemmouriennes » d’un débat qui fait de chaque sujet autour de l’immigration la description d’un champ de guerre. Elle dénonce certes les exactions de l’islamisme, celui qui s’affirme par son antisémitisme viscéral. Aux rythmes des intifadas, on se remémore les faits divers, les agressions, cette nouvelle « judéophobie », selon les termes de Pierre-André Taguieff. Mais la jeune femme juive ne perd pas de son objectivité en chargeant inutilement la seule immigration musulmane. Élevée selon les règles d’un rite très orthodoxe, elle ne dissimule pas l’étrange homéostasie des école Ozar Hatorah où les professeurs apprenaient à leurs élèves que « ce qui n’est pas juif est antijuif ». Elle dissèque également sans détour l’appropriation du terrain de Sarcelles par la communauté juive et ses différentes obédiences. Elle la décrit presque autochtone, Première Nation de ce territoire vierge du Val-d’Oise. Sans doute regrette-t-elle, de ce regret qui polit et embellit tout lorsqu’il passe par la pierre des souvenirs de l’enfance, que ces territoires occupés, soient : « aujourd’hui vides de Juifs, dont les appartements ont été rachetés par des Maliens et des Maghrébins ». Elle n’accable pas. Mais Noémie redevient parfois jeune fille. Son enquête esquisse les traits de « sa » madeleine sarcelloise, et elle nous chuchote « Quel dommage »…
Noémie Halouia souhaite nous alerter sur sa ville, Sarcelles, cité bayadère des déracinés des quatre coins de la planète, qui n’avaient a priori rien en commun dont elle questionne la problématique de la paupérisation et du séparatisme, en analysant la façon dont elle se déploie sur un territoire spécifique.
Mais elle ne cherche pas de solution. Certes elle interpelle la République, mais elle constate fataliste : « Le glissement de la communauté (ndlr : celle qui crée du commun) vers la sécession commence par le rejet du reste du monde, dont Sarcelles est aujourd’hui l’emblème ».
Cette fatalité se pointe dès le début du livre par la force de détails semés comme des indices. Des épigraphes citant le discours de Gérard Collomb lorsque, Cassandre démissionnaire du poste de premier flic de France, il redoutait de voir les uns, qui vivait jusque-là côte à côte, vivre avec les autres, bientôt face à face.
Puis, par ce que je pensais être de la part de l’autrice une manœuvre ésotérique ; aux mots fatalistes de Collomb s’ajoutent ceux de Renan et de sa célèbre conférence Qu’est-ce qu’une Nation ? L’extrait distingue parfaitement, là est la marque de Fabrique de Renan, la race de la Nation. Mais à nouveau le choix du fatalisme : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes ». Puisqu’elle conserve l’entièreté de la citation, fleuves, montagnes, peut-on y deviner l’impensé de l’autrice inspiré des Maximes stoïciennes d’Épictète : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont ». Nous dit-elle par fragments d’un essai amoureux de sa cité natale, qu’il est trop tard, à jamais ?
Les Uns contre les autres
Sarcelles, du vivre-ensemble au vivre-séparé
Noémie Halioua
Le Cerf, 2022
200 p.- 19 €
Jacky Isabello
Agence Coriolink