Pour la Revue Politique et Parlementaire, Alain Meininger a lu Sympathie de la nuit. En voici la recension.
Au 50 rue de Varenne, à Paris, une plaque sur le mur de l’Hôtel de Galliffet, à l’époque siège du ministère des Affaires étrangères, en préserve le souvenir. Nous sommes le 3 janvier 1798 ; le Directoire est à peu près à mi-terme de sa courte vie. Talleyrand, alors ministre, traître à l’amitié mais ami de Germaine de Staël, excelle dans son rôle d’entremetteur. Il organise la première rencontre entre le jeune général plein d’avenir et celle qui, depuis 1795, donne, de son salon de l’Hôtel de Suède, à quelques pas de là, rue du Bac, le ton de la vie politique et mondaine.
Fille du valdo-genevois Jacques Necker, le ministre des Finances de Louis XVI apprécié pour sa politique et ses idées progressistes, elle est depuis son plus jeune âge la coqueluche des habitués du salon de sa mère, fascinés par sa culture encyclopédique et son intelligence précoce. Ses parents forment le couple le plus brillant et le plus en vue de cet Ancien régime finissant. Très jeune elle a lu tout Montesquieu. Admirée par Lamartine, amie de Mme Récamier, de Mathieu de Montmorency, qu’elle rencontre alors qu’elle assiste à la séance d’ouverture des États-Généraux le 5 mai 1789, elle est une républicaine modérée, partisane d’une monarchie constitutionnelle. En clair, le meilleur positionnement pour se faire autant haïr des royalistes ultra que des conventionnels enragés. Pour elle, la Révolution n’est pas un bloc et un tri s’impose. Courageuse, elle se mit, dès 1792, plusieurs fois en danger pour sauver des amis ; il en fut de même lorsqu’elle prit la plume pour défendre la reine, « en tant que femme ». Elle consacra sa vie à la liberté, la sienne comme celle de l’Europe.
Si en 1798, Germaine de Staël est fascinée par Bonaparte, la réciproque est moins aveuglante.
Elle voit en lui le libéral, au sens de l’époque, capable de faire triompher l’idéal révolutionnaire à travers l’Europe et l’assaille de questions. À vingt-deux mois du 18 brumaire, lui, a peut-être d’autres idées en tête. Cette entrevue fut la première d’une série qui scellèrent leur détestation réciproque. À la question qu’elle lui pose de savoir quelle est « la meilleure des femmes », celui qui disait volontiers aux représentantes du beau sexe « Faites-moi des conscrits » aurait répondu « Celle qui fait le plus d’enfants, Madame ». L’affaire n’était plus rattrapable.
Les rapports du Corse avec les écrivains qui désapprouvaient sa politique n’ont jamais été simples ; l’exemple de Chateaubriand est là pour en attester. Mais à la qualité d’intellectuelle et d’essayiste de talent, Staël ajoutait à ses yeux le défaut d’être femme. C’en était trop pour un homme qui ne supportait pas de les voir s’occuper de politique. Elle aura beau jeu de lui répondre que dans un pays où elles ont le droit de monter à l’échafaud, elles ont aussi le droit de savoir pourquoi. Il fit mine d’apprécier le trait mais le code Napoléon n’en sera pas déraisonnablement progressiste pour autant. Devenue son obsession, fou de rage, il l’exilera et la fera espionner jusqu’au ridicule. Il enverra au pilon, dès sa sortie d’imprimerie en 1810, son ouvrage majeur De l’Allemagne dont seuls quatre exemplaires échapperont à la destruction. Pour Staël, devenue la conscience de l’Europe, les bornes sont franchies. Elle multiplie sur lui les jugements lapidaires : « Un seul homme de moins et le monde serait en repos ». Elle finira par admettre qu’il lui a rendu service car, sans lui, elle aurait beaucoup moins écrit. Lorsqu’en mars 1815 survient le « vol de l’aigle », elle admire la scénographie ; avec lui au moins il se passe quelque chose. « La raison est historienne ; les passions sont actives ».
Stéphanie Genand est ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de lettres modernes, professeure de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université de Bourgogne et présidente des études staëliennes. Sympathie de la nuit est un livre d’enquête et d’interrogation, de surprise peut-être après dix ans d’intimité avec le sujet. Il part de la redécouverte de trois très courtes nouvelles, quasi-inédites jusqu’en 2001, écrites par la dame de Coppet. Disons-le d’emblée, La folle de la forêt de Sénart, La folle du Pont Neuf et L’Imbécille d’Allemagne, reproduites en fin d’ouvrage, ne sont pas des écrits inoubliables. Mais ce qui intéresse l’auteure c’est, si ce n’est la face d’ombre, du moins les fêlures de l’intime qu’elles révèlent et que Staël, soucieuse de maîtriser son image, a toujours voulu cacher. Car, si avec elle la folie n’est jamais loin, elle était sans doute « trop bien organisée dans sa tête pour concevoir la déraison ».
L’œuvre de celle qui avait fait sienne la devise de Rousseau – « s’élever vers la vérité » – est abondante (17 volumes publiés en 1821 par son fils aîné Auguste), presque intimidante. Stéphanie Genand souligne justement qu’elle s’illustre essentiellement dans le genre du traité : De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France (1798), De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), etc.. La formulation des titres est empruntée au latin ; d’autres s’y ajouteront commençant par « Considérations sur… ou Réflexions sur… L’objectif manifeste est de souligner le caractère philosophique, savant – masculin ? – d’ouvrages traitant de questions politiques, morales ou esthétiques.
Staël refuse de se laisser enfermer dans le sentimental et le romanesque, seuls territoires légitimes concédés aux femmes à cette époque. Quoique…
Ses déambulations à travers le continent, volontaires ou imposées par l’exil, sa connaissance des langues, l’inciteront à avoir « l’esprit européen ». On lui doit, entre autres, d’avoir fait connaître les États allemands à une époque où cette partie de l’Europe était généralement considérée comme arriérée. Elle rencontre Goethe, Schiller et presque toute l’intelligentsia allemande. Elle sera la seule intellectuelle de langue française de l’époque à considérer Fichte et à prendre en compte l’apport de l’auteur des Discours à la Nation allemande de 1807, pourtant si essentiel pour le devenir de la France et de l’Europe au cours du XIXe siècle. De l’Allemagne appelle certes à l’unité allemande – message politique et donc masculin – mais décrit aussi une Allemagne candide et sentimentale – thème féminin ? – qui sera une des sources du romantisme français.
« Génie audacieux, femme malheureuse » disait d’elle sa cousine. Car « la gloire est le deuil éclatant du bonheur ». Et l’auteure de Delphine (1802), roman qui rêve de rapports nouveaux hommes-femmes et installe le préromantisme, et de « Corinne ou l’Italie » (1807), n’a pas toujours été heureuse dans ses mariages ou dans sa relation passionnée mais tumultueuse avec Benjamin Constant. Ils eurent, aux beaux jours de Coppet, des rapports féconds : intellectuels – à cette époque, il écrit Adolphe – mais pas seulement ; de leur intimité naît Albertine, future duchesse de Broglie. À la demande de l’un et de l’autre, leur correspondance, qui n’a jamais été destinée à la publication, a été détruite. Seul le patrimoine intellectuel doit subsister. Staël a organisé son tombeau littéraire. S’agissant de la sphère privée, elle efface méthodiquement ses traces. Héritage de famille ; Necker père ne concevait pas que sa femme ou sa fille puissent écrire. D’où la semi-clandestinité de la publication des trois nouvelles. Les Folles sont restées deux cents ans ensevelies. Elles ne sont pourtant pas des créatures monstrueuses ; plutôt, nous dit Stéphanie Genand, dans ce livre tout en finesse, « des jeunes femmes ordinaires, luttant pour avoir le droit de vivre et d’écrire. Nos sœurs de ténèbres qui nous aident à préférer, aux illusions des Lumières, la sympathie de la nuit. ».
Sympathie de la nuit
Stéphanie Genand
Flammarion, 2022
176 p.-18 €
Alain Meininger