Cette magistrale étude de Charles Zorgbibe est centrée sur le débarquement américain en Afrique du Nord en novembre 1942. Elle en détaille les péripéties et en éclaire les conséquences : le coup de grâce porté aux ambitions conquérantes du Reich et le renversement du cours de la guerre. Alain Meininger à lu pour la Revue Politique « L’imbroglio – Roosevelt, Vichy et Alger », le dernier ouvrage de Charles Zorgbibe.
L’auteur avait sept ans lorsqu’il assiste à Alger au débarquement anglo-américain en novembre 1942. Le 9 novembre au matin il découvre, de la villa de ses grands-parents, une mer couverte de chalands et autres navires. Le 11, il fuit avec son père devant une charge de gendarmes français, réprimant la première manifestation algéroise ; il ne sait pas que ces évènements marquent le grand tournant de la guerre. Charles Zorgbibe, professeur agrégé de droit public, ancien recteur de l’académie d’Aix Marseille, qui a publié aux éditions de Fallois de nombreuses biographies, nous livre ici un récit historique aussi passionnant que fidèle et rigoureux, de l’imbroglio qui caractérise les relations de Roosevelt avec Vichy et Alger au cours de cette période à la fois décisive et confuse.
Franklin Roosevelt, « patricien opportuniste » dans le sillage de Woodrow Wilson dont il avait été secrétaire adjoint à la Marine, n’avait rien d’un doctrinaire ; il est un « wilsonien réaliste » hanté par l’échec au Congrès de la ratification de la SDN, mais aussi un passionné de stratégie navale, nourri aux meilleures sources américaines dont les écrits de l’amiral Mahan. En 1939-1940, alors qu’il arrive au terme de son second mandat, et qu’une vague isolationniste submerge le pays, la sidération s’abat sur Washington après l’écrasement de l’armée française. La défaite de l’Angleterre semble imminente.
La politique américaine envers Vichy sera guidée par trois préoccupations majeures : la flotte française ne doit pas pouvoir être utilisée contre les États-Unis ; Vichy ne doit pas aller au-delà des conventions d’armistice dans ses rapports avec le Reich ; les puissances de l’axe ne doivent en aucun cas s’emparer de l’Afrique du Nord et de l’Ouest.
Ainsi le maintien des relations avec l’État français et la non reconnaissance de la France libre jusqu’en août 1943 s’expliquent, en dehors de toute doctrine, par des considérations d’intérêt national nourries en 1940 par un extraordinaire pessimisme. L’auteur relate le rôle de l’amiral Leahy ambassadeur américain auprès de Pétain – placé là par Roosevelt « comme chien de garde » – et celui du diplomate Robert Murphy, envoyé personnel du président en Afrique du Nord. Les erreurs de ce dernier expliqueront directement les hésitations et les errements du président américain. Ces deux personnalités se montreront des vichystes influents portant sur De Gaulle le regard de Pétain. Le pari américain sur Vichy subira, dès l’été 1941 et aux moments cruciaux, de vives critiques en provenance de la presse et de l’opinion américaine ce qui n’empêchera pas Roosevelt de continuer à jouer cette carte.
Le débarquement en Afrique du Nord sera l’affaire de Roosevelt.
De Gaulle ne sera ni associé ni informé.
Charles Zorgbibe nous livre un récit haletant de la « folle journée du 8 novembre » qui tourne par moments au « vaudeville politique » si ce n’était la gravité des évènements. Elle sera suivie d’une grande confusion et de nombreux rebondissements aux termes desquels l’amiral Darlan sera investi chef de l’État de l’Afrique du Nord avec l’approbation de Roosevelt. De Gaulle est alors partagé entre la colère, l’appel au Rassemblement des Français libres et le doute. Très vite il annonce sa rupture avec la politique nord-africaine des États-Unis et proclame que « tout se passe comme si une sorte de nouveau Vichy se reconstituait en Afrique du Nord sous la coupe des États-Unis ». Dans la deuxième partie intitulée « Vichy hors les murs, sous protectorat américain », l’auteur analyse de manière très vivante les « contorsions mentales » et le « surréalisme politique » qui caractérisent ces moments. L’opposition gaulliste enrage et la presse américaine se déchaîne contre le pari vichyste de Roosevelt qui devra atténuer son soutien à Darlan.
Mais la fin de l’imbroglio approche.
Roosevelt toujours pris dans ses contradictions entre « réalisme diplomatique » et « messiannisme démocratique » accueille chaleureusement, en janvier 1943, De Gaulle à Casablanca.
Le président américain ne se départit cependant pas de ses craintes vis-à-vis du chef de la France libre qu’il soupçonne d’aspirer à une forme de dictature dès la fin des hostilités. Il joue encore à ce moment la carte du général Giraud qui a succédé à Darlan. Après l’assassinat de l’amiral, Giraud donne son accord à l’arrestation des résistants du 8 novembre, au nombre desquels on compte Louis Joxe ou Henri Aboulker, envoyés au Sahara sans que Roosevelt ne proteste. Notons au passage la trajectoire complexe et le rôle de Jean Monnet, placé par le président américain auprès de Giraud, afin de rendre le pouvoir algérois plus présentable et d’y exorciser les séquelles de Vichy.
À partir de son arrivée à Alger en mai 1943, De Gaulle applique la tactique des « coups de boutoir » qui pousseront Giraud à la démission. Dès lors, les évènements s’accélèrent jusqu’au débarquement en Normandie. Désormais Roosevelt exclut tout contact avec le régime de Vichy sans pour autant rassurer complètement De Gaulle. Deux journées se révèleront décisives pour le chef de la France libre, le 14 juin 1944 à Bayeux et le 25 août à Paris, qui ouvriront la voie à la reconnaissance du gouvernement provisoire par les trois alliés.
Cet ouvrage remarquable est à la fois celui d’un historien qui s’appuie sur une impressionnante bibliographie – archives, témoignages, mémoires des protagonistes, études récentes – et d’un grand spécialiste des relations internationales dont l’ouvrage Une histoire du monde depuis 1945, publié également aux éditions de Fallois en 2017, fait aujourd’hui référence. Tirant un bilan de la politique de Roosevelt, il souligne que des trois objectifs énoncés plus haut, le dernier en tout cas a été pleinement atteint : il faut ainsi porter au crédit du président américain d’avoir pressenti l’importance que pourrait avoir l’Afrique française dans le conflit, aidé en cela par le désintérêt d’Hitler pour la Méditerranée. On lira aussi avec le plus grand intérêt, page 422, l’analyse du comportement de De Gaulle à Alger en 1943 « comme le prélude, ou le banc d’essai, le laboratoire de la diplomatie de la Ve République ».
Et l’auteur de souligner qu’il existe bien un style diplomatique français, un mode de négociation qui résulte de l’histoire, de la culture et surtout du pli qui sera donné par le Général de Gaulle à partir de 1958.
Les analyses d’une grande acuité cohabitent souvent avec des détails permettant au lecteur de s’imaginer au cœur de l’action. Ainsi en est-il par exemple lorsque l’auteur nous plonge dans la fébrilité d’une fin de journée décisive, la soirée du 7 novembre 1942 à Alger alors que les résistants s’affairent aux préparatifs du débarquement ; le matin même, l’opérateur radio du consulat américain est venu installer dans la salle de bains des Aboulker, 26 rue Michelet, une antenne de quatre mètres de haut qui a fortement intrigué la concierge de l’immeuble… Ce genre de mise en situation d’un réalisme captivant illustre au fil des pages une relation palpitante des évènements dont la dimension théâtrale n’a pas échappé à l’auteur. Épisodes romanesques, dialogues authentiques, exploits héroïques et portraits saisissants jalonnent l’ouvrage et nous tiennent en haleine tout en apportant un éclairage décisif sur la grande histoire.
L’Imbroglio – Roosevelt, Vichy et Alger
Charles Zorgbibe
Editions de Fallois, 2018, 492 p. – 24 €