L’O.T.A.N. a éprouvé bien des difficultés et connu bien des alertes qu’il est bon de rappeler à l’opinion pour mieux saisir l’opportunité de la communauté dont le besoin se fait actuellement sentir, mais dont la réalisation sur le plan des faits n’a guère dépassé jusqu’à présent le stade des vœux platoniques. […]
La première alerte se situe peu après qu’on eut fait l’inventaire des moyens mis en place en 1951 en Europe de part et d’autre du rideau de fer, la disproportion étant flagrante et tout à l’avantage de nos adversaires éventuels : le double de divisions du type conventionnel ou classique du côté des Soviets et de leurs satellites, et un léger écart en moins de nos forces aériennes, ce dernier facilement rattrapable, alors qu’il apparaissait clairement qu’il était impossible, quel que fût l’effort de mobilisation des Occidentaux en cas d’agression, de rétablir l’équilibre entre les forces terrestres, l’effort de mobilisation de l’Est étant tel que la disproportion restait toujours la même.
On ne pouvait même pas compter sur l’emploi des armes nucléaires dont l’Amérique, pièce maîtresse de l’O.T.A.N., semblait avoir alors le monopole, car leur emploi pouvait se heurter au moment du besoin à une objection de conscience, de sorte qu’on pouvait craindre qu’en cas d’agression nous ne fussions très rapidement et complètement battus.
C’est pourquoi, en 1954, devant les progrès supposés réalisés par les Soviets en matière d’armement nucléaire et l’impossibilité de combler les écarts existants entre les forces conventionnelles faute de disponibilités budgétaires et même en tablant sur le prochain renfort d’un appoint allemand, il fut décidé qu’on emploierait, en cas d’agression franche dirigée contre une puissance couverte par l’O.T.A.N., les armes nucléaires (tactiques et stratégiques) même s’il arrivait que l’agresseur éventuel n’en fit pas lui-même usage tout au début. […]
La deuxième alerte eut lieu, deux ans après, à propos de l’affaire de Suez quand Anglais et Français, d’accord pour intervenir en Méditerranée Orientale, se virent en cette rencontre menacés par le maréchal Boulganine lui-même d’être bombardés par fusées nucléaires au cas où ils s’aviseraient de pousser plus loin leur intervention. Il fallut attendre huit jours pour qu’une voix s’élevât aux États-Unis faisant savoir qu’une telle menace, si elle était suivie d’effet, déclencherait automatiquement la riposte de la force de frappe de l’O.T.A.N. Encore n’était-ce que la voix du général Gruenther, chef militaire sans responsabilité politique, la Maison Blanche ayant continué à se taire.
L’O.T.A.N. EN BUTTE À LA GUERRE FROIDE
Plus graves peut-être furent les manœuvres qui se dessinèrent peu après la mise en place de l’O.T.A.N. dans le dessein de désunir les nations entrant dans sa composition et d’attenter, autrement dit, à sa cohésion. Ces manœuvres, si elles sont surtout le fait de nos adversaires éventuels, ce qui est très compréhensible, peuvent être aussi provoquées par des divisions intestines, des contradictions internes comme il s’en crée bien souvent hélas, au sein de toute coalition.
Pour ce qui concerne les premières dues à l’initiative des adversaires éventuels, nous en avons eu, ces temps derniers, un exemple frappant s’inscrivant dans la longue chaîne des tentatives déjà faites en vue d’entretenir un prurit de guerre froide propre à décourager, à lasser les nations couvertes par l’O.T.A.N. Le motif en est d’abord le statut d’occupation de Berlin, thème d’amorçage, au fond mineur, mais que les Russes n’ont, semble-t-il, réédité que pour préparer les voies d’une rencontre au sommet où seraient débattus des problèmes pour eux majeurs, à savoir le statut définitif de l’Allemagne (réunion ou non des deux Allemagnes) militarisation ou neutralisation, désarmement sur le plan général , toutes questions qui, comme on le voit, semblent s’inspirer d’une pensée pacifique, mais dont l’O.T.A.N. ferait naturellement les frais.
Il faut se rendre compte que les nations qui nourrissent des intentions de guerre froide avec une arrière-pensée subversive ont toujours intérêt à créer et à entretenir, en bordure de leur zone d’action (satellites compris) et même à l’intérieur des États limitrophes, un contentieux auquel se référer pour en faire surgir à volonté d’irritantes questions. C’est le cas en particulier d’une frontière n’ayant pas fini de soulever d’âpres contestations, comme la frontière Oder-Neisse, entre la Pologne et l’Allemagne de l’Est. C’est aussi celui de Berlin devenue une pustule internationale au milieu d’un territoire déjà satellisé idéologiquement. On aperçoit immédiatement les barils de poudre que dissimulent de tels sujets. Quant à s’imaginer que les problèmes majeurs auraient pu se régler définitivement au cours d’une rencontre au sommet, on pouvait dès le principe raisonnablement en douter car il y a tout lieu de croire que le bloc soviétique qui a conservé la hantise de la terrible invasion que l’Allemagne hitlérienne lui a fait subir au cours de la dernière guerre ne se résoudra à accepter une réunification de l’Allemagne qu’au profit de l’Allemagne de l’Est et en tout cas sous la garantie d’une neutralisation imposée.
À condition donc que nous eussions pu franchir le cap de Genève, ce problème soi-disant majeur n’eût pas été résolu pour autant et aurait continué de donner lieu sur les bancs de la conférence au sommet à d’interminables discussions tout aussi épineuses et probablement détournées vers les questions d’armement nucléaire, celui-ci étant réservé aux rares puissances d’un club atomique restreint, au grand dam de tous les autres.
On sait comment les choses ont évolué : l’ajournement décidé de la Conférence de Genève après avoir un instant achalandé l’arène diplomatique, suivi immédiatement d’un autre ajournement, celui de la rencontre au sommet des Grands que la conférence de Genève était censée préparer, et enfin la substitution à cette dernière d’une rencontre à Washington Eisenhower-Khrouchtchev, c’est-à-dire des deux seuls Grands de la puissance nucléaire, dont on peut se demander si ce n’était pas là l’aboutissement qu’ils eussent souhaité tous deux pour se mieux partager la puissance arbitrale du monde, mais à quel prix pour les autres ? Ceux- ci sont en droit de se poser anxieusement la question et même de se demander en cas d’entente ce qu’il adviendrait de l’O.T.A.N., quelque scrupule qu’eût montré le président Eisenhower à procéder avant la rencontre à une consultation générale de ses partenaires occidentaux. […]
ET À SES DIFFÉRENDS INTERNES
Il est certain que les conditions ont bien changé depuis l’institution de l’O.T.A.N. Il y a dix ans, ces conditions n’avaient fait penser qu’à la défense exclusive de l’Atlantique et de l’Europe résiduelle ou libre. Or, d’une part on a vu l’effort soviétique se déployer en Asie en faveur de la Chine communiste de Mao Tsé Toung, et aider de la sorte à la neutralisation de l’Asie méridionale abandonnée à elle-même, sans défense propre, sous une étiquette de neutralisation.
L’on a pu constater d’autre part que le bloc soviétique, tout en évitant soigneusement d’ouvrir un conflit atomique généralisé, est aujourd’hui parvenu, grâce à son jeu de guerre froide et même subversive mené par personnes interposées, à faire brèche du côté de l’Occident dans la barrière défensive établie au Moyen- Orient, en Méditerranée, et en Afrique.
Positions déjà prises au Caire, à Bagdad, en Albanie, dans le Golfe Persique et même en Mer Rouge, au grand désappointement de nos alliés américains qui ont cru devoir, depuis dix ans, fonder toute une politique arabe sur un système de royalties et d’aide plus ou moins bien répartie aux pays sous-évolués plutôt mal que bien car le peuple n’en bénéficie guère , ce qui est, à proprement parler, une forme dérivée du colonialisme tant décrié.
Enfin, missions russes de plus en plus importantes, et comprenant de nombreux spécialistes triés sur le volet pour les tâches de propagande et de politique, envoyées en Afrique du Nord, à Rabat en particulier et déjà lancées en avant-courrières en Afrique Noire, à Conakry. […]
LA FRANCE ET L’O.T.A.N.
Dès son retour au pouvoir, le général de Gaulle qui est pleinement conscient de la gravité de ce danger a adressé, il y aura bientôt un an jour pour jour, à MM. Eisenhower et Macmillan des lettres faisant ressortir que l’organisation défensive de l’Atlantique Nord était une conception étriquée ne répondant plus aux réalités politiques et stratégiques mondiales, qu’une communauté de défense ayant l’ampleur de celle que revêt l’O.T.A.N. avec son impressionnante base de sustentation en Amérique du Nord, si riche en ressources et fabrications de toute nature, ne pouvait pas avoir comme unique objectif la défense de l’Europe libre ou résiduelle, que la France, en particulier, avait des intérêts un peu partout dans le monde (en Afrique avec l’Algérie et le Sahara, son prolongement, assurant ses liens avec la communauté africaine ; dans l’Atlantique, l’Océan Indien et même dans le Pacifique), qu’il y avait lieu en conséquence de réaliser une nouvelle organisation qui s’en partageât les responsabilités de défense.
Ce n’était là qu’une proposition d’ordre général, dont on ne saurait discuter le bien-fondé et qui valait la peine d’être débattue, d’autant qu’elle ne visait en aucune manière la dévolution des hauts commandements, laquelle doit seulement dépendre d’une meilleure distribution des théâtres et sous-théâtres où toutes les nations intéressées doivent avoir leur part. Elle a tout de même suscité un assez vif émoi à l’O.T.A.N. On s’y est montré surpris de la manière un peu trop franche, pour ne point dire cavalière, du général de Gaulle d’envisager les choses. Il n’est pas homme, on le sait, à s’embarrasser dans les feux de file. D’aucuns trouvèrent singulier qu’il eût fait connaître auparavant que la France aurait sa bombe atomique, qu’on le voulût ou non, et réclamé en conséquence que les nations, déjà pourvues, du club atomique, notamment les États-Unis d’Amérique, n’hésitent plus à la faire bénéficier de leur expérience technique. N’avait-il pas parlé aussi, en vue d’appuyer une politique de l’O.T.A.N. dépassant l’horizon borné qu’elle s’est elle-même fixé, de la création d’une force d’intervention nationale susceptible d’agir au loin en coopération avec d’autres forces de l’O.T.A.N. et pourvue elle aussi de moyens atomiques qui lui soient propres ? Au surplus, il avait de son propre chef décidé de replacer notre flotte renaissante de la Méditerranée occidentale, subordonnée en temps de guerre à un commandement O.T.A.N. confié à un Amiral anglais, à la disposition du gouvernement français pour des raisons faciles à saisir touchant à son rôle du moment, mais sans exclure pour cette force la possibilité de coopérer en Méditerranée, le cas échéant, avec d’autres forces navales alliées de l’O.T.A.N. Allant même plus loin, il a laissé entendre qu’il ne s’occuperait pas de l’installation sur notre territoire des rampes de lancement de fusées I.R.B.M., pour lesquelles un gouvernement antérieur avait donné son accord, aussi longtemps que nous n’aurions pas le contrôle de leur emploi et des engins à lancer. Même observation en ce qui concerne le stockage sur notre territoire de toutes autres munitions nucléaires. Enfin, il n’a pas voulu donner suite à une suggestion du général Norstad, commandant suprême en Europe, tendant à réaliser la coordination, cependant si nécessaire, de la défense anti-aérienne à l’échelon du commandement suprême en Europe, sous prétexte que cette coordination lui était présentée comme une intégration, qui était le mot anglo-saxon pour la désigner. Or, on sait que c’est là un mot que le général de Gaulle semble avoir pris en particulière aversion. […]
U.R.S.S – U.S.A.
On pouvait espérer que ces malentendus pourraient se dissiper aisément au cours d’un échange de vues en tête-à-tête entre Eisenhower et de Gaulle, et qu’on eût bien préparé. Mais le tour pris par la conférence de Genève en raison des exigences formulées par le Kremlin sur le statut de Berlin a abouti non pas à une rencontre au sommet dont cette fois nous n’eussions pas été exclus, mais à une rencontre au sommet de tous les sommets, c’est-à-dire entre les seuls responsables des deux grands blocs qui s’affrontent actuellement dans une lutte idéologique et d’intense préparation militaire, à savoir Eisenhower, président de la Grande République américaine, et Khrouchtchev, maître de la politique de l’U.R.S.S., qui semblent bien tous deux avoir pareillement souhaité de se rencontrer, à l’exclusion de tous leurs partenaires respectifs. C’est là un gros événement, non seulement à cause de la consultation préalable à laquelle le président Eisenhower a entendu procéder auprès de ses principaux partenaires occidentaux avant d’aborder Khrouchtchev et où seront forcément débattus les sujets qui font l’objet du contentieux propre à chacun concernant les questions de l’O.T.A.N., mais également à cause de ces sujets qu’on suppose devoir être évoqués par les deux grands protagonistes de la division la plus profonde qui ait jamais divisé la masse des humains de notre planète, plaçant ainsi toute l’action diplomatique dont dépend la paix future entre leurs seules mains.
Qu’allons-nous voir sortir de cette confrontation ? […] « La menace pour les États-Unis ne réside pas dans la fusée intercontinentale, a dit, il y a un peu plus d’un an M. Khrouchtchev à un journaliste américain, c’est sur le plan de la production de paix qu’elle réside. Nous y mettrons tout l’acharnement possible. Le résultat démontrera la supériorité de notre système sur le vôtre ». Cette offensive sino- soviétique est déjà bien engagée. Elle comporte un corollaire d’aide aux pays sous-évolués qui n’est pas sans exercer un grand attrait sur ces derniers. Maintenant, ce qui les rapproche : c’est, outre le souci commun de ne pas déclencher une guerre atomique généralisée par peur de ne pas pouvoir écraser son adversaire d’un seul coup et de s’exposer à une terrible riposte, leur commun désir de ne pas voir s’augmenter le nombre des puissances admises à faire partie du club atomique, et c’est enfin leur répugnance marquée pour le colonialisme qui résulte chez les Américains d’un manque d’information exacte et d’une certaine candeur, alors que chez les Soviets le mot n’est utilisé que comme outil de guerre.
Or, sur ce dernier point, où y a-t-il vraiment aujourd’hui colonialisme dans le monde en dehors de la forme nouvelle d’un impérialisme mercantile pratiqué par les Américains du Nord ou d’un satellisme étroitement domestiqué pratiqué par les Soviets ? Où y a-t-il encore traces de colonialisme dans ce qu’on appelait naguère l’Empire français ? Est-ce dans les anciens protectorats qui ont été entièrement affranchis avant l’heure, et pas pour leur bonheur comme chacun sait ? Est-ce dans une Algérie où tous les musulmans sont maintenant devenus des citoyens français à part entière ? Est-ce enfin dans une Afrique Noire érigée en communauté dans le régime le plus libéral qui soit ? Certes, ce n’est pas encore la solution idéale consistant à assurer à chacun sa sécurité et sa subsistance, pour lui et les siens, car le faible degré d’évolution des masses nécessitera quelques temps encore qu’on se penche sur elles pour les secourir et les promouvoir, ce que la France fait d’ailleurs généreusement en se saignant elle-même aux quatre veines […]
Maréchal Juin
Membre de l’Académie française