Pour la Revue Politique et Parlementaire, Katia Salamé-Hardy a lu Malaise dans la civilisation numérique – Sous l’angle de l’économie, de l’anthropologie et de la philosophie de Jean-Paul Lafrance.
La révolution technologique se propage à une vitesse vertigineuse et déploie ses tentacules. La civilisation numérique s’installe. Plus question d’un retour en arrière. La nostalgie n’est plus de mise.
La nouvelle ère de l’humanité nous offre des potentialités prodigieuses. Pourtant, cet émerveillement face à un progrès phénoménal est terni par une profonde inquiétude. L’envoutement exercé a un goût amer. Quel serait l’impact sur nos vies ? sur la société ? Pourquoi ce malaise en dépit des avancées certaines ? Est-ce parce que nous nous sentons dépossédés ? parce que chacune de nos connexions divulgue notre intimité. Est-ce la peur d’être propulsé dans la société décrite dans le célèbre roman 1984 de George Orwell ? Le « Big Data » est-il le nouveau « Big Brother » qui surveille minutieusement nos pensées les plus intimes ? Subitement nous réalisons que la réalité dépasse la science-fiction.
Le numérique est certes la voie du progrès, est-il pour autant un humanisme qui s’occupe du bien-être des citoyens ? ou bien est-il une autre voie vers un « capitalisme de surveillance » s’acheminant vers une « société du marché des comportements individuels » ?
A partir d’une réflexion philosophique, politique, économique, Jean-Paul Lafrance, docteur en philosophie, professeur en sciences de l’information-communication et membre de la chaire de recherche UNESCO ITEN de l’Université Paris 8, partage notre inquiétude et s’interroge sur les avantages et inconvénients de la révolution numérique, ses enjeux et l’impact actuel et futur sur nos vies et sur la société dans son ensemble. Il fait appel notamment à la philosophie pour tenter d’atténuer un malaise pesant et trouver une voie harmonieuse de cohabitation avec un intrus indispensable mais quelque peu encombrant. Il présente des pistes à explorer pour transformer la civilisation numérique en un humanisme, notamment en réformant le capitalisme.
Jusqu’où veut (ou peut) aller le capitalisme qui a muté vers un capitalisme informationnel ou cognitif ?
Basé sur la captation et le traitement des données (dites personnelles) la data, s’adossant sur le modèle de diffusion Facebook et tweeter totalement ouvert, il se targue d’une totale liberté d’expression. Une industrie de l’information qui se tourne plus vers les influenceurs que vers les journalistes, développe une industrie de l’attention (à capter) et de la notoriété qui domine l’opinion. L’encyclopédie numérique Wikipédia et les moteurs de recherche comme Google ambitionnent de redocumenter le monde. « Leur défi est non seulement de créer une base de connaissance universelle mais d’offrir une nouvelle manière de penser avec des outils intelligents. »
Le numérique transforme la dimension du temps et de l’espace dans la vie des personnes.
Telle est la trajectoire qui se dessine depuis que la civilisation numérique a pris une place prépondérante dans le monde et continue sa progression à une vitesse hallucinante.
Prenant conscience du malaise qui entoure cette fulgurante révolution, l’auteur entame sa critique par une approche macro en politique en analysant la transformation de la nature de l’Etat à l’ère numérique, en scrutant par la suite les stratégies des GAFAM dans les secteurs de la santé, de l’éducation , des transports et du commerce. Il consacre enfin une bonne partie à l’automatisation du travail et à la redistribution des richesses dans une ère de rareté de l’emploi proposant par la suite une nouvelle philosophie du travail
Vers un capitalisme de surveillance ? Dans l’univers numérique, tout laisse des traces.
L’utilisateur d’internet dévoile son identité, ses choix, ses préférences, ses relations, ses activités, ses achats, ses loisirs, le tout constitue une base de données quantifiées, analysées, surveillées, grâce au Big Data utile pour l’entreprise numérique aboutissant à un capitalisme de surveillance. L’auteur se demande s’il existe une dialectique entre l’Etat et le marché qui pourrait être bénéfique à tous et aboutirait à une forme d’équilibre acceptable. Tel n’est pas le cas, affirme J.-P. Lafrance. « La politique elle-même devient un point d’appui pour les grands écosystèmes technologiques, à mesure où les systèmes politiques ne sont plus capables de gérer les grandes corporations publiques ». Ainsi, les gouvernements privatisent (en tout ou en partie) les grands services publics. Or, même les gouvernements sont confiés à des techniciens-conseils comme ce fut le cas en Belgique où il n’y eut pas de gouvernement élu pendant plus d’un an et en Italie avec le gouvernement des experts sous la direction de Mario Monti explique J.-P. Lafrance.
« Avons-nous basculé d’un régime politique à un régime apolitique qui organise les équilibres sociaux sur les principes de l’offre marchande ? Les instruments de cette organisation sont les big data et la capacité de modeler la société sur l’offre. ».
Une question se pose alors comment concilier un capitalisme de surveillance avec la démocratie ?
J.-P. Lafrance souligne « La rencontre entre la conception du marché comme seule organisation gouvernementale des rapports sociaux et de l’expertise qui détermine les contextes et les nécessités de la prise de décision a permis l’émergence d’un terrain favorable à l’Etat-GAFAM , pour s’en convaincre, il suffit de faire un tour du côté de ce qu’on a appelé la modernisation de l’Etat ». L’auteur détaille toutes les dérives des entreprises numériques et les difficultés de les réglementer. Il révèle le scandale Facebook au sujet de l’utilisation des données personnelles et l’atteinte à la démocratie, les types de ciblages possibles par Google. J.-P. Lafrance démontre, chiffres à l’appui, l’évasion fiscale des GAFAM, dévoile par la suite leur nouveau territoire, la recherche et le traitement des données médicales et le plan de Google pour devenir un géant mondial de la santé, les offensives dans ce domaine de Microsoft et Apple et l’intérêt que porte désormais l’industrie pharmaceutique pour les réseaux sociaux médicaux .
Qui sera le maître d’école : Les GAFAM ou les professeurs ?
Les GAFAM lorgnent de plus en plus vers le secteur de l’éducation qu’ils envahissent lentement mais surement. L’auteur examine les cas français et américain. « Le changement est déjà là. Après avoir soutenu durant des années les ENT (Espaces Numériques de Travail) nationaux et prêché pour la sécurité face aux grands groupes étrangers, la Direction du numérique éducatif (DNE) du ministère de l’Education nationale semble amorcer un virage ». Néanmoins une forte opposition des parents d’élèves, syndicats et éditeurs se manifestent soulignant le danger représenté pour les données personnelles. La question est de savoir qui sera le maître d’école : les GAFAM ou les professeurs ? L’arrivée du coronavirus a ouvert un nouveau champ pour les réseaux et les logiciels psychopédagogiques en raison de la fermeture des écoles et la mise sur pied de l’enseignement à distance . Les GAFAM risquent de s’y engouffrer note l’auteur.
Les algorithmes prennent possession des hommes
Autres développements des GAFAM (cybercommerce, transport, moteurs de recherche). J.-P. Lafrance souligne « l’appétit gigantesque d’Amazon dans le secteur du commerce, dans le secteur du transport c’est Google qui travaille pour la mise au point de la conduite automatique des véhicule automobiles sur route et au repérage géographique de tous les lieux. Quant aux moteurs de recherche ils sont redéfinis par l’Intelligence Artificielle (IA). Certes l’IA peut automatiser un certain nombre de nos conduites, créer des algorithmes pouvant gérer des organisations complexes et remplacer l’opérateur humain dans des tâches d’une grande complexité. Par contre seul l’homme doué d’intelligence (de conscience et de conscience morale) peut penser un projet global parce qu’il est autonome, doué de liberté et de transcendance. On ne saurait dire vers où s’oriente la recherche et le développement et le langage homme/machine, toutefois ces travaux impacteront profondément la société, big data et l’IA vont surement changer nos vies mais à quel point ? Pour le meilleur (faire progresser la médecine et les sciences, rendre le travail moins pénible et répétitif …) ? ou pour le pire (dicter la conduite humaine, accentuer le consumérisme, créer des drones tueurs, faire la guerre à distance…) ? Il est encourageant de voir comment le groupe mondial des spécialistes de l’IA est en train de se doter d’outils de réflexion morale pour humaniser la recherche dans le secteur.
L’automatisation du travail et la distribution de la richesse apportée par le numérique crée de nouveaux emplois très bien rémunérés dans le domaine de l’IA, de la robotique, dans l’ingénierie des systèmes de communication, supprime de plus en plus d’emplois et les remplace par des emplois à bas salaires, phénomène que certains appellent la macdonaldisation du travail
Dans l’avenir, il est impératif, selon l’auteur que les pays forcent les individus à se spécialiser davantage pour acquérir de nouvelles compétences en fonction de la nouvelle économie.
Ce déficit d’emploi serait à combler par une assistance sociale conséquente ou un revenu minimum garanti (RMG).
Y a t -il une solution au chômage endémique ?
Aujourd’hui on taxe le travail humain et on subventionne les technologies. A cette « aberration » l’auteur conseille de créer de nouveaux métiers et de nouvelles starts-up, de mettre l’accent sur l’éducation et la formation professionnelle, taxer les technologies et créer une bourse du numérique, implanter le RMG
Echapper au malaise de la civilisation numérique par une « révolution intérieure »
J.-P. Lafrance met l’accent sur le retour à la philosophie ancienne, une manière de se ressourcer. Son approche, largement développée, est surprenante, et avouons-le rafraichissante après un développement quelque peu anxiogène.
Tout va vite, trop vite, nous souffrons de « l’infobésité » ; il s’agit d’excès de données qui se bousculent à un rythme infernal, bloquent le fonctionnement du cerveau et peuvent provoquer le burn out ou la dépression.
Nous sommes assaillis par toute sorte de nouvelles, une consommation excessive et possiblement compulsives. Facebook, Google, Twitter et la télévision lancent sans cesse des injonctions de se maintenir connecté en agitant ce que les Anglo-Saxons appellent le « Fomo » pour Fear of missing out (la peur de rater quelque chose). L’auteur nous exhorte à faire une pause pour réfléchir à notre situation, commencer à philosopher « Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni vieux ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt, ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme. Tel qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à celui qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus ».
En dépit du confort et de prodigieux avantages octroyés par la civilisation numérique, bon nombre d’individus font le constat que « leur vie leur échappe » ; il est clair que leur vie est en quête de sens. L’injonction au bonheur ou l’obligation d’être heureux. Comment les philosophes anciens peuvent-ils nous guider dans notre réflexion, eux qui ont inventé « une manière de vivre philosophique » ? Nous replonger dans la philosophie de toute une panoplie hétéroclites de penseurs qui, pendant plusieurs siècles ont expérimenté toute sorte de mode de vie pour contrôler l’angoisse existentielle qui tenaille l’humain à la recherche d’une vie heureuse. Les quatre apprentissages fondamentaux selon les anciens : apprendre à vivre (chaque école philosophique a sa méthode thérapeutique mais toutes lient cette thérapeutique à une transformation profonde de la manière de voir et d’être de l’individu.
L’attention est l’attitude spirituelle fondamentale du stoïcien (Epictète IV, 12, 1-21) et présuppose une conscience de soi toujours éveillée.
La méditation prend des aspects différents selon les Ecoles . Chez les stoïciens , elle consiste à se représenter à l’avance les difficultés de la vie.
La lecture (explication de textes philosophiques, lecture d’œuvres poétiques ou philosophiques.).
Apprendre à dialoguer : Dans le dialogue socratique, la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle mais celui qui parle. Persuader les gens de se préoccuper moins de ce qu’ils ont que de ce qu’ils sont
Apprendre à mourir : Philosopher, c’est apprendre à mourir (Platon, Cicéron, Sénèque, Montaigne qui est pourtant un grand amoureux de la joie et du bonheur) cet exercice est lié à l’élévation de la pensée pour atteindre l’universalité de la pensée pure)
Apprendre à lire, à écrire, à commenter : De nos jours la plupart des gens ne lisent plus, ils s’informent. La lecture chez les philosophes se présente comme le savoir, pratique spirituelle, comme réflexion sur soi. Lire est une activité de formation et de transformation de soi-même. « Le souci de soi est une réflexion sur l’Etre profond qui définit l’humain dans sa spécificité. »
Et si la sagesse antique était confirmée par les neurosciences, se demande l’auteur ?
La dernière approche de J.-P. Lafrance est un « un retour sur les illusions euphorisantes du transhumanisme » Très en vogue ces temps-ci . C’est l’aspiration de l’homme grâce aux technologies des NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) à l’intelligence artificielle et au deep learning à se hisser de l’homo sapiens à l’homo deus.
« Au XXIème siècle, l’humanité se fixera comme grand projet d’acquérir le pouvoirs divins de création et de destruction, et de hisser l’homo sapiens au rang d’homo deus… Nous désirons avant tout être capables de ré-agencer nos corps et nos esprits pour échapper à la vieillesse, à la mort et à la misère » L’exemple d’Icare qui se brula les ailes en s’approchant trop près du soleil! Jusqu’où l’homme veut-il aller en prenant autant de risques ? se demande l’auteur
Que faire pour transformer la civilisation numérique en un humanisme ?
J.-P. Lafrance propose une triple transformation sociale, politique et personnelle :
La réforme du capitalisme qui nous pousse à consommer toujours davantage, nous vivons dans une matrice économique dont le carburant est l’augmentation des biens et services. « Cet impératif de croissance est devenu une religion d’Etat. Les hommes d’Etat travaillent dans le court terme pour se faire réélire »
Il incite à œuvrer pour le développement durable.
Nous appartenons actuellement à une société de désirs et non de besoins, l’état de notre planète ne peut supporter cela longtemps.
Il faudrait donc trouver des solutions technologiques pour contrôler l’augmentation du gaz à effets de serre, lutter contre le réchauffement de la planète et freiner la disparition de la biodiversité, prendre exemple de l’enseignement des philosophes anciens pour réaliser en nous une conversion personnelle.
L’ouvrage de J.-P. Lafrance aborde des thèmes multiples, intéressants traités avec modération. Chacun des chapitres mériterait un ouvrage à lui seul. Nombreux sont les questionnements soulevés et vastes sont les voies ouvertes pour mieux accueillir ce phénomène prodigieux et vivre ce bouleversement le plus harmonieusement possible. Et en conclusion Notre avenir n’est -il pas « une course entre la puissance croissante de notre technologie et la sagesse avec laquelle nous l’utiliserons » ? Selon la citation de Stephen Hawking.
Malaise dans la civilisation numérique
Sous l’angle de l’économie, de l’anthropologie et de la philosophie
Jean-Paul Lafrance
L’Harmattan, 2021
304p.-33€
Katia Salamé-Hardy