Le projet de célébration du bicentenaire de la victoire d’Austerlitz n’aurait fait l’objet d’aucune polémique si le 5 décembre 2005 n’avait été contrarié par la publication d’un pamphlet, Le Crime de Napoléon, dont, plus de quinze ans après, je ne regrette pas d’être l’auteur.
Révéler une autre facette du héros
Un pamphlet, faut-il le rappeler, est un texte littéraire, généralement court et violent, qui s’en prend à une institution ou à une personne connue. Concernant Napoléon, dont la notoriété ne fait aucun doute, je m’inscrivais dans une tradition bien établie dès le Premier Empire. Des prosateurs, plus ou moins célèbres, avaient alors commencé à attaquer l’ « ogre », le « brigand » corse.
Chateaubriand ne dédaigna pas d’apporter sa contribution avec son De Buonaparte et des Bourbons, où il rendait hommage à Toussaint Louverture, qu’il qualifierait, dans les Mémoires d’outre-tombe, de « Napoléon noir, imité et tué par le Napoléon blanc ». Il faut dire, à ce sujet, que l’assassinat de Toussaint Louverture au Fort de Joux, s’il n’a pu être définitivement établi, est suffisamment vraisemblable pour que l’Empereur déchu se soit senti obligé de s’en défendre dans le Mémorial de Sainte-Hélène : à l’en croire, il n’aurait pas eu de mobile. Le pamphlet de Chateaubriand était particulièrement toxique puisqu’il allait jusqu’à reprocher à Napoléon de ne pas être français, beaucoup moins français, en tout cas, que Toussaint, le chouan de Saint-Domingue. Ce n’était d’ailleurs pas complètement faux.
J’avais été précédé également par le fameux Henri Guillemin, avec son Napoléon tel quel.
Mon opuscule était original car il levait le voile sur des épisodes jusqu’alors méconnus, négligés, sinon occultés, tant ils sont peu glorieux : le rétablissement de ce que le Premier consul appelait pudiquement à l’époque le « commerce » et « l’ordre ancien ». À savoir la traite et l’esclavage raciste d’État, fondé sur la couleur de la peau, laquelle était censée, si elle était sombre, exclure certains hommes de l’humanité. Bien sûr, le terme de racisme n’avait pas été inventé. Mais ce n’est pas parce que les choses n’ont pas encore de nom qu’elles n’existent pas. On s’en persuade aisément en lisant certaines pages de Voltaire, de Locke, de Hume ou même de Kant.
Esclavage d’État parce que légalisé par le code noir et inscrit dans une politique économique officiellement soutenue.
Après la révolte des esclaves de Saint-Domingue, en août 1791, la République avait pourtant entériné l’abolition sans conditions, le 4 février 1794. Mais une fois prise en otage par Bonaparte, devenu Premier consul, cette même République avait rétabli l’esclavage en Guadeloupe dans un bain de sang. La tentative de faire de même à Saint-Domingue devait tourner court et entraîner la déroute d’une expédition déshonorante, qui eut recours à des sévices étrangement raffinés, à l’utilisation de molosses dressés à la dévoration des humains n’ayant pas la peau claire, à l’extermination rationalisée de quelques milliers de civils (femmes et enfants compris) en faisant brûler du soufre dans les cales des bateaux de la marine de guerre sur le seul critère de la couleur. Cette politique devait se poursuivre par la déportation des résistants dans des camps mortifères, en Bretagne (à Pontanezen, dans la banlieue de Brest) et en Corse (à Ajaccio). D’anciens officiers, à demi-nus, périraient de froid, de faim et d’épuisement dans les neiges du col de Vizzavona, sur le chantier de la route de Bastia. Une législation discriminatoire allait être pleinement assumée sur le territoire métropolitain (relégation des officiers d’origine africaine, interdiction des mariages entre personnes de couleurs différentes, comptage « ethnique »).
La publication du Crime de Napoléon n’aurait eu aucun écho, dans une France où les journalistes ne s’empressaient pas d’aborder ces sujets, si le livre n’avait été commenté outre-Manche par une presse n’ayant évidemment pas la même révérence pour celui qui n’est là-bas que le vaincu de Waterloo.
Par un effet de boomerang, une polémique fortement médiatisée sur le continent entraîna l’annulation de la célébration officielle d’Austerlitz.
Nul n’a jamais été en mesure de nier les faits que j’évoquais. Ils avaient provoqué depuis longtemps l’indignation non seulement de Schoelcher, mais aussi d’officiers de marine témoins des horreurs commises, tels que Christophe de Fréminville ou Pierre-Roch Jurien de La Gravière, deux hommes qui n’avaient aucun goût pour le métier de bourreau ni celui de tortionnaire.
Mon livre suscita sidération et vociférations. Le rappel de la fascination exercée par Napoléon sur les dictateurs fascistes provoqua une sorte de panique. Une pièce de théâtre de Mussolini jouée devant Hitler n’était-elle pas devenue le scénario d’un film produit par Goebbels ? D’aucuns ne voulaient même pas admettre que les cendres du duc de Reichstadt, l’Aiglon, rendues à la France occupée sur ordre du Führer, fussent entrées aux Invalides, portées par des soldats de la Wehrmacht, devant une haie avilissante de collaborateurs tenant des flambeaux, lors d’une lugubre cérémonie organisée dans la nuit du 14 au 15 décembre 1940, ni qu’il avait fallu installer un plancher de bois pour protéger le sol du mausolée des bottes des admirateurs nazis venus en masse se recueillir. On s’offusqua de la comparaison implicite entre les méfaits de la République consulaire et ceux du Troisième Reich, entre la haine criminelle des juifs et le racisme visant les Afro-descendants. En 2005, quatre ans après un vote pourtant unanime, nul n’osait encore tirer toutes les conséquences d’une loi proclamant l’esclavage d’État crime contre l’humanité. La légende de Napoléon paraissait trop consubstantielle à une supposée « identité nationale ».
Le but de l’ouvrage, s’il était bien d’éviter une célébration glorificatrice, n’était pourtant pas d’empêcher la commémoration du bicentenaire d’Austerlitz, mais plutôt de l’utiliser pour révéler une autre facette du héros. C’est un pari gagné puisque des essais ont été consacrés depuis à ce sujet.
Une part d’ombre qu’on ne pourra plus détacher de sa légende
Bien entendu, il n’était pas question non plus d’appeler à la disparition ou à la profanation des représentations de Napoléon dans l’espace public. Du reste, l’Empereur est suffisamment clivant pour que les monuments à sa gloire soient finalement assez rares : à Paris, une rue Bonaparte, une colonne Vendôme abattue sous la Commune, puis reconstruite à l’identique par Mac Mahon. Les considérants de l’acte de destruction de ce mémorial, une opération initialement programmée pour le 5 mai 1871, date du cinquantième anniversaire de la mort de Napoléon, et que Karl Marx annonçait déjà en 1852 dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, méritent d’être rappelés : « un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française : la fraternité ». Sans oublier le Triomphe de 1810 de Cortot sur l’arc de l’Étoile, ni le Carrousel, ni la statue du « Petit Caporal », par Seurre, qui surplomba un temps la colonne Vendôme et qui domine maintenant la cour des Invalides. Ni, bien sûr, le tombeau de quartzite rouge, sous le dôme, où la dépouille, rapatriée en 1840, serait déposée vingt ans plus tard. Une autre effigie, bien plus discrète, et assez drolatique, orne encore la colonnade du Louvre. Au moment où la Restauration nettoyait les vestiges apparents de l’Empire, un portrait de Napoléon en bas-relief, pour des raisons de commodité, plutôt que d’être descellé, a en effet été enjolivé d’une perruque de pierre pour représenter Louis XIV : le codificateur de la servitude et celui qui l’a rétablie réunis en un seul personnage.
Les inconditionnels de Napoléon n’ont pas manqué de voir de l’anachronisme dans mon pamphlet parce que la dénonciation de l’esclavage raciste d’État serait, selon eux, propre au XXIe siècle. Les contemporains de Bonaparte auraient tous été des esclavagistes. C’est méconnaître l’abbé Grégoire. Cette thèse démontre en tout cas que les deux cent cinquante mille citoyens français remis dans les fers par Napoléon, et qu’on ne saurait soupçonner d’avoir approuvé le sort qu’il leur a fait subir, ne comptent pas dans l’esprit de ces zélés détracteurs. Pour ce qui est des autres Français, c’est oublier que le Premier consul, bien qu’ayant épuré ce qui tenait lieu de représentation nationale, se heurta quand même à une opposition. La Convention ne venait-elle pas d’opter pour l’affranchissement ? Par ailleurs, l’apologie de l’esclavage à laquelle se livrent encore, de manière à peine voilée, certains de ces thuriféraires malhabiles, prouve au moins que, même au XXIe siècle, l’unanimité sur le sujet n’est pas complète.
L’argument, développé dans le Mémorial de Sainte-Hélène, selon lequel Napoléon aurait subi l’influence de sa première épouse, a également été utilisé. Cette explication, qui a valu à la Joséphine martiniquaise de Dubray d’être d’abord décapitée en 1991 et finalement détruite en 2020, est en contradiction avec la misogynie légendaire de l’Empereur. On sait que les femmes n’avaient guère d’intérêt pour lui, si ce n’est en tant qu’objets sexuels. En outre, le produit de la plantation esclavagiste de Joséphine, qu’il percevait dès 1796, nonobstant l’occupation anglaise de la Martinique et l’état de guerre qui n’empêchait pas les colons français de profiter de leurs revenus, grâce à un ingénieux système financier mis en place à partir des banques londoniennes, a suffisamment aidé le début de carrière de Napoléon. Il n’a pas rétabli l’esclavage, comme il l’a prétendu, à cause de Joséphine ni des « criailleries » des colons. Il l’a fait, en s’inscrivant du reste dans un courant réactionnaire qui a marqué le Directoire, parce que la paix avec l’Angleterre le permettait, parce qu’il voulait se ménager les émigrés, partisans de l’ « ordre ancien », pour instaurer un ordre nouveau, et aussi parce qu’il pensait que la France y avait intérêt. En cela, il s’est trompé, puisque ce choix a précipité la perte de Saint-Domingue, la « perle des Antilles », la principale colonie française. Par dépit, Bonaparte allait brader la Louisiane. Et il aurait beau jeu, ensuite, d’interdire la traite, après avoir sacrifié l’essentiel de l’empire colonial, alors que la navigation commerciale serait devenue impossible du fait de la reprise de la guerre, de la destruction de la flotte française à Trafalgar et du blocus exercé par la marine britannique. Il avait d’ailleurs encouragé de nouvelles perspectives d’économie sucrière, ouvertes par les travaux du chimiste Quéruel et l’exploitation de la betterave par l’industriel Delessert.
Napoléon a aussi rétabli l’esclavage parce qu’il était raciste. La haine qu’il vouait dès 1794 à son rival, le général Dumas, le « puissant mulâtre » qu’il fit dénoncer à la Convention par son protecteur, le frère de Robespierre, est une preuve suffisante qu’au moment même où ses contemporains choisissaient l’émancipation, il exprimait déjà sa détestation de ceux qu’il appellerait plus tard les « Africains dorés ».
Mais le plus étonnant, en 2005, ne fut pas tant l’emportement des admirateurs de Napoléon que le curieux silence de celles et de ceux qui prétendaient alors se trouver à la pointe du combat antiraciste et qui voudraient encore représenter la mémoire de l’esclavage.
Ce sont parfois les mêmes qui s’indignent à présent que le bicentenaire de la mort de Napoléon soit commémoré par la République. Pourtant, il faut se réjouir qu’aucun anniversaire de l’Empereur ne puisse désormais plus avoir lieu sans rappeler qu’il n’est pas seulement un prestigieux stratège ni un homme d’État qui a durablement transformé les institutions françaises, mais qu’il recèle aussi une part d’ombre. On ne pourra plus la détacher de sa légende.
Si l’on évoque avec plus d’aisance aujourd’hui la remise en vigueur du code noir en 1802, il est cependant à craindre que l’on ait encore du mal à parler de ce racisme que la République consulaire a officialisé. Un fléau sournois qui, cent soixante-treize ans après l’abolition définitive, a laissé des séquelles, au point d’être devenu une ligne de partage du débat politique.
Claude Ribbe
Dernier ouvrage publié : Le Général Dumas (éditions Tallandier, mai 2021)