Géographe, homme de terrain, essayiste, Christophe Guilly est en quelque sorte un lanceur d’alerte. Depuis la publication de l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France ; les classes moyennes oubliées, Christophe Guilluy continue sur sa lancée, conceptualise la notion de « France périphérique » dans son ouvrage Comment on a sacrifié les classes populaires, suivra deux ans plus tard Le crépuscule de la France d’en haut.
Dans son nouvel essai No Society, Christophe Guilluy, débordant les frontières de l’hexagone, suit toujours le fil conducteur de sa réflexion : la disparition de la classe moyenne qui crée en même temps de nouvelles fractures sociales et territoriales, et exprime le dépérissement d’un modèle qui ne fait plus société.
Le titre se réfère à la phrase de Margaret Thatcher prononcée en octobre 1987 : « There is no society ». Engagée depuis 1979 dans une politique de privatisation et de réduction des dépenses publiques, la Dame de fer stigmatisait ceux qui attendaient trop de la société. Son message a fait tâche d’huile en Occident. Depuis les années 80, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, une politique de privatisation et de réduction des dépenses publiques s’est généralisée contribuant à dégrader le lien social. Le monde d’en haut, celui des grandes métropoles, happé par la mondialisation, a sacrifié la classe moyenne qui constitue pourtant le socle des sociétés occidentales. « La crise de la représentation politique, l’atomisation des mouvements sociaux, la citadellisation des bourgeoisies, le marronnage des classes populaires et la communautarisation sont autant de signes de l’épuisement d’un modèle qui ne fait plus société », écrit Christophe Guilluy.
Dans cette a-société, ouverte et mondialisée, le monde d’en haut, n’est plus connecté au monde d’en bas.
Or, ce dernier est majoritaire, d’autant que les rangs des classes populaires s’élargissent au fur et à mesure par les écartés de la classe moyenne. Désormais, le socle de l’ancienne classe moyenne est « tenu à distance, sans conflit ni violence par la bourgeoisie ». Il s’agit des ouvriers, des paysans mais aussi des professions intermédiaires, des employés, des petits indépendants, et des retraités issus de ces catégories qui « subissent les effets négatifs de la mondialisation ». En parallèle, se forme le groupe de la nouvelle bourgeoisie, les « gagnants de la mondialisation » concentrés dans des métropoles mondialisées qui participent à la domination économique et/ou culturelle et géographique, façonnant ainsi les nouvelles classes populaires. Les classes dominantes, ayant créé les conditions de leur impuissance à réguler, à protéger, procèdent au démantèlement d’un État providence jugé trop coûteux. Cela passe par une dépendance accrue au système bancaire et aux normes supranationales du modèle mondialisé qui ne fait pas société explique Christophe Guilluy. Il n’est pas stable, car un modèle ne peut pas s’exercer durablement contre la majorité de la population, la France périphérique dans laquelle, de surcroît, les jeunes actifs sont majoritaires.
La disparition de la classe moyenne occidentale nous fait entrer dans une période chaotique où tout ce qui faisait le commun, de l’État providence au partage des valeurs, est peu à peu démantelé ».
« Le creusement des inégalités sociales et territoriales » n’étant qu’un « symptôme de ce basculement sociétal et culturel », écrit Christophe Guilluy qui accorde une importance majeure à l’aspect culturel développé dans le chapitre « Ni guerre ni paix : la résistance au déni des cultures ». Il s’agit de la remise en question du déni des cultures populaires (qu’elles soient autochtones ou immigrées). « Ce déni des cultures populaires est d’autant plus scandaleux que, parallèlement, les classes dominantes, conservatrices, ou progressistes, s’avèrent très attachées à leur système de valeurs, qu’elles n’ont d’ailleurs de cesse de protéger. C’est ce précieux capital social culturel qu’elles dénient aux plus modestes » écrit-il. « Sans culture, les classes populaires autochtones ou immigrées s’avèrent indéfiniment transportables, interchangeables comme les marchandises » prévient Christophe Guilly. « C’est moins le niveau de revenus que la relégation culturelle et géographique qui façonne les classes populaires »
L’auteur estime que la majorité des classes populaires, qui aspire à refaire société, à préserver le bien commun et les services publics, n’est pas révolutionnaire. La Révolution n’a pas sa place dans une a-société où s’opposent insatisfactions individuelles et revendications communautaires. Poursuivant son raisonnement, l’auteur annonce « la vague populiste qui traverse le monde occidental n’est que la partie visible d’un soft power des classes populaires qui contraindra le monde d’en haut à rejoindre le monde réel de la société sinon à disparaître. »
Dans un monde en pleine mutation douloureuse et inquiétante, l’ouvrage du géographe Christophe Guilly apporte une nouvelle clé de lecture. Son livre a le mérite de faire sortir le lecteur hors des sentiers battus et d’un discours calibré, de lui permettre un choix en toute connaissance de cause. Le livre est enrichi par un cahier d’illustrations avec des cartes qui appuient son propos.
No society – La fin de la classe moyenne occidentale
Christophe Guilluy
Flammarion, 2018
242 p. – 18 €