La décentralisation, intervenue sous le gouvernement Mauroy I par les lois Deferre de 1982-1983, a constitué une véritable révolution politique et juridique. Les collectivités territoriales accédaient à la majorité. Le pouvoir hiérarchique a priori du préfet sur les exécutifs territoriaux, en particulier sur les décisions des maires, qui était la règle, laissait désormais la place à un contrôle juridictionnel a posteriori.
La disparition des tutelles administratives et financières
Depuis la loi n°82-213 du 2 mars 1982, relative aux droits et libertés des communes départements et régions, les exécutifs territoriaux, de façon générale, sont libres de prendre les décisions qu’ils veulent dans le cadre des compétences de leur collectivité, à la seule condition de transmettre l’essentiel de leurs actes au préfet dans le cadre du contrôle de légalité prévu par l’article 72 de la Constitution aux termes duquel « dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l’État, représentant de chacun des membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois. ».
Avec la fin de la tutelle administrative, technique et financière de l’État, l’un des aspects du principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales, l’acte de la collectivité est alors regardé comme immédiatement exécutoire dès lors que celui-ci a été transféré à la préfecture sous la forme électronique ou papier pour les gros documents tels que le marchés publics ou les documents d’urbanisme.
Il appartient au préfet, s’il s’y croit fondé, d’exercer un déféré préfectoral c’est-à-dire saisir le tribunal administratif aux fins d’annulation de la décision qu’il conteste. Il peut de même demander la suspension d’un acte en application de l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, auquel il est fait droit si l’un des moyens invoqués paraît, en l’état de l’instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué. La demande de suspension en matière d’urbanisme, de marchés et de délégation de service public, formulée par le représentant de l’État dans les dix jours à compter de la réception de l’acte, entraîne la suspension de celui-ci. Au terme d’un délai d’un mois à compter de la réception, si le juge des référés n’a pas statué, l’acte redevient exécutoire.
La notion controversée de « bloc de compétences »
Le rôle du préfet et de son bureau du contrôle de légalité est en effet de s’assurer que la décision de la collectivité respecte les lois et règlements et, avant la saisine du tribunal, il peut à cet effet exercer un recours gracieux. Ce dialogue doit permettre de comprendre les problèmes juridiques posés par l’acte en cause et au préfet d’entendre les motivations ayant par exemple guidées une délibération.
La disparition de cette tutelle a constitué une véritable révolution administrative et politique. Elle s’est accompagnée, avec les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983, d’une répartition des compétences entre la commune, le département et la région. Les communes se voyaient ainsi dotées d’une compétence de droit commun en matière d’urbanisme et de services publics de proximité, outre la construction des écoles primaires et maternelles. Les départements obtenaient une compétence en matière d’aide sociale, la construction des collèges et l’entretien des routes départementales.
Les régions, inscrites dans la Constitution par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, recevaient quant à elles une compétence d’aménagement, d’action de planification économique ainsi que la construction des lycées, y compris les lycées agricoles, enfin une compétence de droit commun en matière de formation professionnelle.
Quant à l’action économique, si celle-ci ressort en premier lieu de la compétence des régions, l’évolution devait montrer qu’il était possible à chaque niveau de collectivité, y compris sous la responsabilité de l’une d’une collectivité qualifiée alors de « chef de file », d’être intervenante en application de l’article 72§5 de la Constitution.
La puissance des exécutifs territoriaux
Cette profonde modification, tant sur le plan politique qu’administratif, a eu pour conséquence directe la montée en puissance des élus et exécutifs territoriaux. La loi du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, la loi du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire et la loi du 27 février 2002, venaient compléter les lois initiales des années 1980. La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 allait constituer l’acte II de la décentralisation.
Elle consacre l’organisation décentralisée de la République dans l’article 1er de la Constitution, le recours à l’expérimentation, la création possible de collectivités territoriales à statut particulier, l’utilisation de formes de démocratie locale directe, la garantie d’une autonomie financière des collectivités locales assortie de mécanismes de péréquation, outre des dispositions spécifiques sur l’Outre-Mer.
La loi 3DS relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale fut adoptée au mois de février 2022. L’objectif était de donner aux collectivités la souplesse nécessaire pour adapter leur action aux particularités et aux attentes de leur territoire (différenciation), faire confiance aux élus locaux pour relever, dans la proximité, les grands défis du pays (décentralisation), rapprocher l’État du terrain, en soutien des collectivités, faciliter l’action publique locale (simplification) complétée par une ordonnance du 7 décembre 2022 étendant les dispositions de la loi à l’outre-mer. Malgré l’intérêt de ces nouvelles mesures législatives, elles n’ont pas constitué un acte III de la décentralisation en l’absence de novations majeures en la matière.
Quarante ans après les lois Deferre, outre la loi spécifiquement adaptée à Paris, Lyon et Marseille dite loi PLM, le bilan est en demi-teinte.
Dès le début, alors que la doctrine distinguait des « blocs de compétences », certains d’entre eux ont été éclatés, notamment la construction des équipements scolaires.
La charge financière de réhabilitation de très nombreux établissements a incombé aux collectivités qui en avaient nouvellement la charge, accroissant l’endettement et mettant en outre l’accent sur une question qui, finalement, n’a jamais été résolue : celle de l’inadéquation entre les compétences et charges transférées d’une part, les ressources financières et fiscales d’autre part.
Alors que le principe devait être la compensation intégrale des charges transférées, en pratique, cela n’a jamais été le cas. Des dotations de décentralisation furent accordées, mais les collectivités n’ont jamais reçu un niveau de compensation totale. La problématique perdure avec la suppression de la taxe d’habitation pour les résidences principales, ayant conduit à des manques financiers considérables, obligeant les maires à augmenter de façon souvent déraisonnable les impôts fonciers ainsi que, bien souvent, la taxe d’habitation sur les résidences secondaires.
L’augmentation de la pression fiscale sur les ménages
A Paris, la taxe foncière a ainsi augmenté de 52% avec un endettement situé entre 7 et 8 milliards d’euros. Les services fiscaux se livrent à des enquêtes au mètre carré près, des garages aux caves, pour connaître les bases et surfaces à taxer. La revalorisation de la taxe foncière risque aussi de faire doubler voire tripler les taxes pour de nombreux ménages dont certains ne pourront plus conserver leur résidence principale, sans doute l’une des conséquences les plus perverses de la décentralisation. En effet, la revalorisation forfaitaire des valeurs locatives, servant de base de calcul pour la taxe foncière, atteint déjà +7,1% en 2023. Les communes pourront accroître encore cette charge fiscale.
La décentralisation a donc d’abord et largement accru la charge fiscale pesant sur les ménages quelle qu’en soit la cause, qu’il s’agisse de l’absence de compensation financière des compétences transférées, par exemple en matière d’aides sociales sur les départements, ou des dépenses parfois somptuaires et trop ambitieuses des collectivités territoriales, en matière d’investissement notamment. Les inégalités territoriales et l’absence des mêmes moyens ont aussi aggravé la fragilité de nombreux territoires ruraux.
Un affaiblissement de la démocratie locale
L’empilement des couches territoriales a conduit à une confusion néfaste entre les niveaux de collectivités et à la création d’une bureaucratie incompréhensible : communes, intercommunalités, départements et régions tout d’abord, puis les métropoles et les pays, sans oublier les mairies d’arrondissement au rôle mineur à Paris, Lyon et Marseille.
Certaines communes sont membres de plusieurs intercommunalités et chaque niveau perçoit des impôts sans que le service public en soit nécessairement amélioré.
L’ensemble a conduit à une absence totale de lisibilité, une montée en puissance d’une complexité locale, doublée d’une perte de connaissance fine du territoire, marquée par un réel désintérêt des citoyens et parfois une montée de colère devant l’impossibilité de la part de l’édile de leur apporter une réponse immédiate à leurs problèmes, ce qui joue désormais contre la décentralisation.
La démocratie locale qui a, à l’origine de la décentralisation, été l’un des arguments majeurs est aujourd’hui considérablement affaiblie. Les exécutifs territoriaux sont devenus tellement puissants qu’il n’est plus possible, en pratique, de les remettre en cause, malgré la présence d’une assemblée délibérante qui, très souvent, n’est devenue qu’une chambre d’enregistrement des décisions du maire ou du président. Enfin, la loi n’est pas allée jusqu’au bout de la logique de l’expérimentation permettant à certaines collectivités d’aménager des lois et règlements pour tenir compte des spécificités locales et régionales, comme cela est prévu par l’article 73 de la Constitution avec l’aval du préfet. Une instruction ministérielle du 12 mai 2021 est venue préciser la mise en œuvre des expérimentations engagées sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution, ainsi que les modalités avec la mise en place de guichets locaux d’appui au sein des préfectures de département.
Ce constat devrait conduire à réaliser un diagnostic sans concession afin d’y apporter les remèdes institutionnels. La répartition des compétences entre l’État et les collectivités locales, notamment s’agissant des dépenses sociales devraient ainsi être revue de fond en comble, ce qui signifie ne plus accepter de transferts de charges non compensées.
Une réflexion devrait enfin être engagée sur les modalités du contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales. Le nombre très important des actes devant être transmis au contrôle de légalité en application de l’article L. 2131-2 du code général des collectivités territoriales, empêche de plus en plus les bureaux du contrôle de légalité d’exercer un contrôle effectif. Les préfets sont en outre souvent l’objet de pressions des élus locaux pour les dissuader d’exercer un contrôle sur des décisions sensibles, se prévalant de relations avec le ministre de l’intérieur. Parfois des contrôles sont également plus exercés sur certains élus particulièrement visés que sur d’autres. Il est donc permis de s’interroger sur le caractère objectif d’une telle mission. Une solution consisterait à renforcer les effectifs en charge du contrôle de légalité, outre des missions plus fréquentes des chambres régionales des comptes.
Le casse-tête du « mille-feuille territorial »
Il sera aussi indispensable de se pencher sur le « millefeuille territorial. » Le nombre de couches administratives décentralisées est aujourd’hui beaucoup trop élevé. La suppression d’un moins un niveau de collectivité devrait être envisagé. Les élus sont en général plutôt d’accord de façon abstraite, du moment que la suppression ne vise pas leur collectivité.
Le département, en tant qu’institution décentralisée, pourrait être a priori le niveau idoine à supprimer. Les compétences locales seraient transférées soit aux intercommunalités soit aux régions s’agissant de la construction des collèges et de l’action sociale, à moins que l’Etat, par les agences régionales de santé ou les services préfectoraux, ne reprennent les compétences en raison des risques d’inégalité territoriale.
Le rapatriement de certaines compétences à l’Etat, accompagné d’un renforcement de la déconcentration, ne devrait plus être un tabou. Qui ne se souvient du problème du personnel soignant non vacciné suspendu dont la charge financière au final revenait à peser sur le département dès lors que ces personnels devenaient au final, faute d’emploi, éligibles au RSA ? En tant que subdivision administrative de l’Etat, le département subsisterait.
S’il est constant que la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) promulguée le 7 août 2015, a confié de nouvelles compétences aux régions et a redéfini les compétences attribuées à chaque collectivité territoriale, elle a, de manière très arbitraire et inégalitaire, créé de grandes régions qui n’ont pas, pour plusieurs d’entre elles, été acceptées par les populations.
Toucher aux régions paraît toutefois aujourd’hui peu envisageable.
En revanche, parmi les strates territoriales, la piste des mairies d’arrondissement déjà représentées dans les conseils métropolitains, et les anciennes communes fusionnées pourrait raisonnablement, dans un souci de bonne gestion des deniers publics, être une option à étudier, évitant ainsi une « double gestion » du personnel et des locaux, sans omettre la disparition des syndicats à vocation unique, qui furent déjà supprimés mais réinstaurés, ou ceux possédant des compétences redondantes.
Enfin, sur ce dernier sujet, il ne faut pas occulter les possibilités de réétudier les compétences des syndicats et opter, quand cela apparaît bénéfique pour le territoire, pour des compétences partagées non seulement entre communes, mais également entre les communes de départements limitrophes qui possèdent un même bassin d’emploi.
Un statut spécial pour la Corse
S’agissant des régions, sans remettre en cause le principe constitutionnel de l’indivisibilité de la République, il serait judicieux d’étendre le principe du droit à l’expérimentation qui pourrait aller jusqu’à l’octroi d’un pouvoir législatif autonome à déterminer, dans des matières telles l’éducation et la culture par exemple.
Un sort spécial serait réservé à la Corse qui se verrait reconnaître un statut à part, une réelle autonomie, reconnaissant la spécificité de la Corse dans la République, dotée d’un pouvoir législatif autonome selon des modalités à prévoir par une loi organique, avec l’élection d’un chef ou président du gouvernement de la Corse. L’article 72 serait ainsi modifié : « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, la collectivité unique de Corse, les collectivités à statut particulier et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 (…).
La démocratie locale devrait être repensée afin de ne pas laisser des exécutifs continuer à gouverner jusqu’à l’issue du mandat en cas de graves dysfonctionnements internes préjudiciables aux habitants.
Une proposition pourrait consister à introduire dans la loi la possibilité de déposer une motion de défiance contre le maire qui, si elle était votée, conduirait à élire un nouvel exécutif selon des modalités à déterminer.
Le recours au référendum ?
Cette nouvelle architecture territoriale de la République devrait nécessairement passer par un référendum intervenant dans un délai d’un an maximum après l’élection du nouveau président, période pendant laquelle l’élan ayant conduit à l’élection du chef de l’Etat se maintient en général.
S’il est difficile d’imaginer que le Sénat, représentant des collectivités locales, accepterait de supprimer les départements, s’agissant d’une réforme constitutionnelle passant obligatoirement par l’article 89 de la Constitution, d’autres idées suggérées dans cet article pourraient toutefois obtenir son approbation.
Sur les autres propositions envisagées qui ne conduiraient pas à une réforme constitutionnelle, le recours au référendum de l’article 11§1 est tout à fait envisageable.
Patrick Martin-Genier