Le 29 février 2019, la commission d’enquête du Sénat, présidée par Philippe Bas a déposé son rapport sur l’ « affaire Benalla ». Plus exactement la mission de la commission était d’enquêter sur « les conditions dans lesquelles des personnes n’appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont ou peuvent être associées à l’exercice de leurs missions de maintien de l’ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements » (N° 324, session ordinaire 2018-2019, T.1).
Analysons les grandes lignes de ce rapport, assez inédit, visant un domaine ultrasensible : le fonctionnement de la sécurité de la plus haute institution de l’Etat, la présidence de la République. Ladite commission a enquêté dans trois directions (p.111). D’abord sur la gestion exécutive des dérapages constatés en marge des manifestations du 1er mai 2018. Durant cette journée, comme à l’accoutumée, de nombreuses manifestations ont eu lieu. Comme d’habitude des débordements ont eu lieu. Il y en a eu notamment Place de la Contrescarpe.
Que se passe-t-il sur cette place en ce 1er mai 2018 ? Un couple jette des projectiles sur les CRS. Alexandre Benalla et Vincent Crase sont aux côtés de ces derniers. Celui-ci, ancien officier de gendarmerie, est à l’Elysée comme « adjoint sûreté et sécurité sous l’autorité d’un chef de sécurité » selon C. Castaner auditionné par la Commission. Quant à A. Benalla, principal protagoniste, il est chargé de mission au sein du cabinet du président Macron (dirigé par Patrick Strzoda) et devient l’un des dix adjoints du chef de cabinet de ce dernier (François-Xavier Lauch). Il joue un rôle de coordination entre les différents services chargés de la sécurité du président. « Habilités » en tant qu’observateurs des manifestations, MM Benalla et Crase se mêlent donc aux forces de sécurité. Des vidéos montrent que le premier, muni d’un brassard de police, est particulièrement violent envers le couple ayant jeté des projectiles. C’est à partir de là que vont se dérouler un certain nombre de faits qui, notamment en raison de la personnalité et des fonctions de M. Benalla, vont amener la mise place de commissions parlementaires, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat.
Le rapport de la commission rappelle le fonctionnement d’une commission d’enquête (p. 100 et s.). On constate que les travaux de celle-ci, contrairement aux critiques, ont été respectueux tant du principe de séparation des pouvoirs que de l’indépendance de l’autorité judiciaire.
Dans son avant-propos le président Bas plante en quelque sorte le décor de la mission qui va occuper la commission (p.7 à 14). Dès la lecture du sommaire, on se rend compte que, sans détours, les titres remettent sérieusement en cause les modes de fonctionnement de l’Elysée dans cette affaire (p.3 à 5). Ce rapport est, sur la forme, volumineux (160 pages). Quant au fond, l’analyse est particulièrement précise, argumentée, sans concession. Elle procède aussi à des constats qui sont, selon nous, aussi graves qu’inquiétants. Si la commission expose une critique assez virulente, elle n’en délivre pas moins des recommandations importantes.
Le rapport sur cette affaire inédite révèle un certain nombre de dysfonctionnements substantiels. Ceux-ci sont constatés par la commission sénatoriale qui axe sa mission sur trois domaines, pose des conclusions simples et délivre un certain nombre de recommandations.
Les domaines d’enquête
Le rapport s’interroge d’abord sur le traitement des « dérapages » du 1er mai par l’Exécutif. Il mentionne en effet toute une série d’anomalies graves dans cette gestion de crise. Les faits ci-dessus exposés mettent en cause deux personnes agissant pour le compte de l’Exécutif dont l’un (A. Benalla) œuvre au sein même de l’Elysée et ce dans le « premier cercle » présidentiel. Les faits commis sont donc particulièrement sensibles et le rapport interpelle sur certains points. Par exemple quid de l’autorisation donnée à MM Benalla et Crase pour observer les manifestations au sein des forces de l’ordre et sous quel encadrement ? Pourquoi, suite aux violences constatées et avérées de ces derniers, n’ont-ils pas été traduits en justice ? Egalement pourquoi le couple ayant jeté des objets sur la police n’a-t-il pas été interpelé et poursuivi devant cette même justice ? Egalement pourquoi les agissements des mis en cause ne sont-ils pas remontés à leur hiérarchie (préfecture de police et ministère de l’Intérieur) et dénoncés à l’IGPN ? Enfin pourquoi la présidence de la République s’est contentée d’une sanction légère (suspension temporaire) partiellement appliquée contre A. Benalla, au lieu de procéder à un licenciement pour faute ?
Puis le rapport s’interroge sur un point essentiel de l’affaire : le contenu réel de la fonction exercée par A. Benalla à la présidence de la République. II est clair que celle-ci, à de multiples égards, a prêté à confusion. A tel point que le rapport déplore le retard pour obtenir les informations sur l’ « affaire ».
Il évoque même des rétentions d’information expliquant que « la recherche de la vérité a… été rendue plus compliquée ».
De même en raison de l’approximation des explications fournies, il perdure le maintien d’un certain flou.
Il s’avère que la mission de M. Benalla avait « une forte dimension de sécurité ». Et ce pour l’intégralité des diverses missions exercées par ce dernier. Le rapport parle même d’une ingérence dans le fonctionnement des services. Preuve en est avec le port d’arme dont il bénéficiait. Ce dernier a été délivré par le préfet sur demande expresse de l’Elysée et au prix d’une irrégularité vis-à-vis de certaines règles administratives. Le rapport évoque même un port d’arme « clandestin » (p.48 et s.).
Des conclusions simples
D’abord il s’avère qu’A. Benalla avait acquis la confiance totale d’E. Macron. Dès la fonction ministérielle de ce dernier, puis durant sa campagne et jusqu’à son arrivée à l’Elysée. Ses domaines d’action ? Pour résumer, la sécurité et l’organisation des divers services d’ordre. Son efficacité lui vaut, officiellement, un poste de chargé de mission (dans les mêmes domaines) auprès du président nouvellement élu. Le rapport énonce que ce dernier a pris un certain ascendant sur les responsables opérationnels de la sécurité présidentielle et s’est imposé comme l’interlocuteur principal vis-à-vis des services concernés. A cet égard il est encore précisé qu’A. Benalla a assumé directement, au cœur du dispositif de sécurité, une action de protection rapprochée à l’épaule du président de la République. Certes sans se substituer mais au risque de compliquer la tâche du service compétent en la matière (GSPR). Et l’arme dont il a acquis le port (dans des conditions assez spéciales on l’a dit) ainsi que les divers avantages dont il dispose (appartement à proximité de l’Elysée, voiture de fonction équipée police par exemple). Il bénéficie aussi de passeports de service et diplomatiques sujets à caution (p.66 à 78). Dans le but d’être constamment à la disposition du chef de l’Etat.
Le rapport insiste, à plusieurs reprises, sur le fait que ledit chargé de mission a rempli plus qu’une fonction de pure organisation administrative et logistique.
Il est également déploré une prise de conscience tardive au sommet de l’Etat de « l’incongruité qui pouvait s’attacher à ce qu’un rôle majeur soit dévolu à un membre subalterne du cabinet présidentiel… dans la sécurité du président de la cinquième puissance du monde, qui a la mission constitutionnelle d’assurer la continuité de l’Etat ». Cette remarque, réitérée à plusieurs reprises, interpelle tout particulièrement quant au fonctionnement au plus haut sommet de l’Etat sur un secteur aussi sensible que celui de la sécurité présidentielle. Le rapport souligne cette conscience rétrospective d’une prise de risque inutile et grave quant au rôle essentiel joué par un simple chargé de mission. D’ailleurs recruté sur la base d’une fonction issue d’une « nomination atypique » (p.59 à 62).
La commission s’étonne aussi que le chef de l’Etat lui-même, après avoir appris les fautes commises par son chargé de mission, ait montré son indulgence en infligeant à celui-ci une simple mise à pied temporaire. Le licenciement n’aura lieu que fin juillet. Il est déploré aussi le manque de diligence quant à la restitution (obligatoire) de tous les avantages et facilités qui lui étaient accordés. Le rapport regrette aussi la réaction tardive des autorités compétentes de l’Etat quant à l’exercice par A. Benalla d’activités privées (notamment avec M. Crase) alors qu’il était en fonction à l’Elysée (p.78 à 89). On doit constater avec la commission un point de vulnérabilité révélateur même de l’ « indulgence » pour ne pas dire l’imprudence au profit de Benalla.
Le rapport évoque ensuite, dans des termes clairs et précis, une « regrettable affaire (ndlr : qui) porte la marque d’une légèreté certaine vis-à-vis des règles de bon fonctionnement de l’Etat et aussi d’une certaine fébrilité ». Il est même question d’ « une gestion… calamiteuse à toutes les étapes » de l’affaire. Il est un point essentiel qui donnera lieu d’ailleurs à des signalements au parquet de Paris. Ce sont les graves problèmes relevés quant à « l’organisation, le fonctionnement et le contrôle des services de l’Elysée ». Sont visés nominativement trois des plus hauts fonctionnaires élyséens : le directeur de cabinet du président (M. Strzoda), le secrétaire général de l’Elysée (M. Kohler) et le chef du groupe de sécurité de l’Elysée (M. Lavergne). On y reviendra. Le rapport parle d’ « un nécessaire sursaut ».
Pour achever son travail, la commission procède à treize propositions (p. 117 et s.). Deux d’entre elles visent à renforcer la transparence dans le fonctionnement de l’Exécutif ainsi que les pouvoirs de contrôle du Parlement (parmi eux ceux des commissions d’enquête).
Pour achever il faut préciser qu’à la suite du rapport de la commission Bas, le Sénat contre toute attente a procédé à un signalement au parquet de Paris concernant les auditions de plusieurs protagonistes du dossier et non des moindres.
La Haute Assemblée évoque une « liste des incohérences et contradictions ». Suite à cela, le 8 avril dernier, ledit parquet ouvre deux enquêtes préliminaires. La première, vise trois des plus hauts fonctionnaires de l’Elysée qui sont suspectés de faux témoignages (le parjure n’existe qu’en droit américain). En cause : Patrick Strzoda (directeur de cabinet d’E. Macron), Alexis Kohler (secrétaire général de l’Elysée) et Lionel Lavergne (chef du groupe sécurité de l’Elysée). C’est du jamais vu depuis 1958 ! Précisons que le faux témoignage est passible de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. L’enquête sur ce volet a été confiée à la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP).
La seconde enquête a été ouverte car A. Benalla est soupçonné d’avoir manqué à ses obligations déclaratives auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.
Raphaël Piastra
MCF Université Clermont Auvergne
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Le Bureau du Sénat, qui se prononçait jeudi sur les suites à donner aux déclarations tenues sous serment devant la commission d’enquête de la chambre haute sur l’affaire Benalla, a décidé de transmettre à la justice les cas d’Alexandre Benalla, Vincent Crase, et de trois hauts responsables de la présidence, Patrick Strzoda, Alexis Kohler et Lionel Lavergne.
Voici le détail de la décision du Bureau :
Alexandre Benalla
Le Bureau a décidé de demander au président du Sénat « de signaler au ministère public, en application de l’article 40 du code de procédure pénale » les « suspicions de faux témoignages » devant la commission d’Alexandre Benalla, ancien chargé de mission à l’Elysée, sur « la nature des fonctions qui lui étaient confiées et son rôle dans le dispositif de sécurité du chef de l’État, la restitution des passeports diplomatiques et la conclusion d’un contrat de sécurité privée avec (l’oligarque russe Iskander) Makhmudov. »
La justice est aussi saisie par les sénateurs de « l’infraction constituée par l’absence d’accomplissement par M. Alexandre Benalla de ses obligations déclaratives à l’égard de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique. »
Vincent Crase
Le Sénat signale à la justice « la suspicion de faux témoignage » de Vincent Crase, chef d’escadron dans la réserve opérationnelle de la gendarmerie nationale, sur « les conditions de sa participation à la conclusion » du contrat Makhmudov.
Patrick Strzoda
Le Sénat soupçonne encore un « faux témoignage » de la part de Patrick Strzoda, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, sur « le périmètre des missions confiées à M. Alexandre Benalla ».
Alexis Kohler et le général Lionel Lavergne
Faute d’éléments suffisants, les déclarations des « autres collaborateurs du Président de la République », en particulier le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, et le général Lionel Lavergne, ne sont pas suspectées de constituer des « faux témoignages ». Le Sénat va toutefois saisir le Parquet à leur sujet « pour porter à sa connaissance ces autres déclarations ainsi que la liste des incohérences et des contradictions relevées dans le rapport de la commission d’enquête ». Et de préciser: « Il reviendra au ministère public de procéder, s’il y a lieu, à des investigations complémentaires qui pourront également concerner d’autres personnes et d’autres faits que celles et ceux évoqués dans ce rapport ».
Afp 20/3/19