Jean-Francois Colosimo interroge non pas ce qu’il y aurait d’irréductiblement inconciliable (ou pas) entre la liberté et la religion, mais ce qui dans le fait « theologico-politique » ne relève pas seulement d’une tension mais d’une politique patiemment policée dans l’histoire multiséculaire de la France et dont les dernières évolutions pourraient témoigner d’une inquiétante remise en cause. Une interrogation capitale.
Laïcité : un monument échafaudé sur mille ans…
Aussi brillante qu’elle serait et séduisante qu’elle paraitrait, toute dissertation générale sur la religion et la liberté raterait son propos. Descriptive, elle se réduirait vite au constat binaire que le fait religieux à la fois lie et délie, émancipe autant qu’il opprime, affranchit parce qu’il assujettit (et vice-versa). Théorique, elle se révélerait inapplicable au cas par cas et viendrait buter, dans chaque cas, sur ce mixte inextricable : l’insubordination envers les limites du monde fini engage l’inféodation à un principe illimité qui leur échappe par son infinité tout en créditant qui y fait créance de leur échapper pour autant qu’il en accepte l’indéfinition.
Et ce, que le principe soit transcendant comme il advient dans les systèmes de révélation, ou immanent ainsi qu’il en va dans les systèmes de sagesse. Sachant de surcroît qu’en religion le discours se nullifie sans l’expérience, toute orthodoxie étant avant tout une orthopraxie.
Les occurrences de ce paradoxe qui confine à l’aporie abondent. C’est d’un même mouvement que l’Exode raconte comment, sous la dictée de l’Éternel, Moïse annonce au peuple élu la sortie de l’esclavage et la donation de la Torah, la loi. Le Coran appelle à la soumission mais, dès après la mort de Mahomet, l’islam entre dans l’histoire sous le signe de la Fitna, entamant ainsi la longue chronique des insoumissions entre ses disciples, de leurs séditions et schismes sans solution. La Véda de l’Inde inclut la multitude et communique à quiconque l’écoute la connaissance mémorielle et visionnaire de l’univers dont le savoir spéculatif reste néanmoins exclusivement détenu par la caste des brahmanes. Le Dharma, l’éveil à l’inconditionné qu’enseigne le Bouddha, a pour condition impérative la conscience de l’illusion qu’est l’existant, le tout se découvrant comme le rien.
Quant au christianisme, il se distingue par la désacralisation qu’il induit du pouvoir. La parole de Jésus qui commande de rendre à Dieu et à César ce qui respectivement leur revient entraîne bien la séparation des deux sphères, spirituelle et temporelle, en ce qu’elle brise le modèle unitaire et unificateur de la Rome antique, celui d’un vaste polythéisme religieux qu’ordonne et contrôle un strict monothéisme politique : la superstitio, la croyance individuelle, est loisible tant qu’elle n’enfreint pas la religio, le culte impersonnel. À quoi, autre parole de Jésus, l’Évangile oppose l’unique exousia, l’autorité qui excède la puissance, au regard de laquelle il n’y a que la vérité vécue qui rende libre. Raison pour laquelle l’empire a été vaincu par le martyre.
Les deux mille ans d’histoire de l’Église ne sont pas moins celles d’un incessant débat interne sur son caractère ou non d’institution.
Inutile de multiplier les exemples. La contrariété finale qu’une telle entreprise rencontrerait face à la contradiction irréductible que lui opposerait son objet la ramènerait à d’autres paradoxes encore plus étonnants. Entre autres qu’une théologie est aussi une polémologie. Ou que la spiritualité, à l’inverse de la subjectivité que lui affecte notre siècle, consiste d’abord en une règle, autrement dit un mécanisme de contraintes instituées : seule délivre la discipline (au point que le mot en vieux français désigne aussi l’instrument des mortifications monastiques).
Une telle dissertation paierait ainsi le prix d’avoir omis la nébulosité du fait religieux, lequel n’existe pas hors des incarnations dans lesquelles il se donne à voir.
Il n’y a pas plus de religion en soi que de liberté en soi qui seraient suspendues dans le ciel des idées. À la jonction de ces deux concepts, il n’est que des topologies où se déploie le lien génétique entre le culte et la culture au sein des formes diverses que revêt le phénomène. Loin de se réduire à un relativisme anthropologique, une telle approche endosse la genèse des peuples à laquelle renvoie le récit biblique de la Tour de Babel : l’unification artificielle de l’humanité aboutit à sa dispersion concrète (tragédie que répète à sa façon la mondialisation). Contemporaine des Lumières parisiennes et de leur critique matérialiste de l’ « obscurantisme », la philosophie de l’histoire du napolitain Giambattista Vico pose au contraire que les inventions de la langue, de la croyance et du droit sont concomitantes dans les sociétés premières parce qu’elles sont solidaires.
De leur lien intrinsèque dépend la formation d’une « nation » au sens où l’appropriation du monde selon un système symbolique propre détermine une communauté de destin. On n’accède à l’universalité que par cette médiation.
En conséquence, le religieux n’est pas l’adjuvant mais l’inconscient du politique. Il est son soubassement. Il ne consiste pas, selon la vivace erreur héritée du marxisme, en une superstructure inhibante mais en un fondement dynamisant.
La sécularisation n’annule pas mais déplace cette grammaire originelle, ne l’empêche pas de continuer d’informer les syntagmes d’une actualité qui, sous le poids des cécités provoquées par la coupure épistémologique de la modernité, ignorent leur provenance.
Ce phénomène d’oblivion concerne d’abord, et essentiellement, le Vieux-Continent où il naît à la suite des guerres de Religion qui ont duré du soulèvement populaire de Germanie marquant la « Révolte de l’homme ordinaire » en 1524 au Traité de Westphalie, en 1648, consacrant la « foi du Prince ».
Ses signataires espèrent clore la guerre civile européenne qu’a déclenchée l’apparition de la Réforme en entérinant l’unité intrinsèque de la territorialité, de la confessionnalité et de la souveraineté : il n’est pas d’autorité extérieure de quelque nature que ce soit supérieure à l’autorité intérieure dont l’exercice à la fois spirituel et temporel est absolu dans ses frontières réputées inviolables. L’ordre international qui en ressort est ainsi censé empêcher la formation d’une surpuissance par le jeu des coalitions entre puissances.
Parallèlement, la force d’une nation dépend dès lors de son homogénéité sociale, autrement dit de son uniformité religieuse.
Il revient donc au pouvoir politique de convertir les biens d’Église en des biens d’État ou de les soustraire à l’Église réfractaire via l’Église d’État. Ce qui revient à catholiciser les lieux de culte protestants au Sud et à protestantiser les lieux de culte catholique au Nord. Cette opération se nomme la sécularisation, terme originellement ecclésiastique qui désigne le retour du clerc consacré à la condition de baptisé ordinaire. Il va désormais circonscrire la reddition progressive du sacré au siècle dans une société donnée et pour l’entièreté de ses représentations organiques. Ou, plus exactement, le déport des sacralités anciennes et religieuses vers des sacralités nouvelles et irréligieuses, à tout le moins en apparence puisque ces dernières seront le plus souvent des substituts mimétiques des premières (voire parodiques).
Cette mutation implique divers basculements. Celui de l’hétéronomie, où l’autre, l’ailleurs, l’au-delà invisibles font radicalement et collectivement référence à l’autonomie, le rapport relatif au visible rationnellement observable et individuellement acceptable. Ou encore celui de la dogmatique théologique à la doctrine politique. Mais aussi, et non moins déterminant, celui du droit canon au droit positif. Pour le dire autrement, l’État ne s’accapare pas seulement les biens d’Église, il s’arroge également ses fonctions (dont l’état-civil, le cadastre foncier, la ritualité publique). Cette préemption préfigure le passage de Dieu à la Nation qu’acteront les révolutions à partir du XVIIIe siècle.
Or, si l’ordre westphalien va tenir jusqu’en 1914, il ne survivra pas, ou de manière ectoplasmique, à la Première Guerre mondiale.
Par sa dimension apocalyptique, la Grande Faucheuse solde la double illusion de la supériorité de la civilisation occidentale et de l’occidentalisation subséquente du monde.
Mais elle ruine également le conflit jugé indépassable entre croyance et incroyance ultimement mené et désintégré sous les auspices caricaturales du piétisme et scientisme. Les épreuves des totalitarismes et des décolonisations finissent de déconstruire le modèle. Ni le transfert n’est suffisant, ni les frontières sont inviolables.
Ce n’est plus le continent, ce sont les nations qui doivent chacune, et en leur sein, organiser le pluralisme religieux. Cette nécessité se fait urgence avec l’avènement, au tournant du troisième millénaire, d’une ère de migrations sans précédent.
Retour à la case départ, quoique les confrontations confessionnelles sont cette fois territorialement internalisées.
Pour les États, plus encore que pour les sociétés, la principale sécularisation reste en termes de souveraineté celle du droit.
Dès lors, la question va être de savoir comment une nation démocratique peut concilier la sphère religieuse et la sphère politique et, avant tout, dans son régime juridique. Comment elle articule, par la loi, ces réalités distinctes en nature et en finalité : la représentation totalisante et holistique que se fait la première d’elle-même, sa revendication à dire la vérité absolue et à régenter entièrement la vie de ses adeptes, et la représentation limitée et contingente à laquelle est contrainte la seconde, son obligation à édifier un espace commun, neutre et viable pour tous.
Parmi les tentatives de résolution de cette situation potentiellement explosive, la France fait exception. D’une part, elle force à distinguer entre la sécularisation, fait sociologique qui relève des mentalités, et la laïcisation, action politique qui s’applique aux institutions. Elle seule professe véritablement la laïcité, c’est-à-dire la stricte séparation des pouvoirs spirituel et temporel que recouvre ce néologisme tardif attesté par le Littré et le Larousse seulement après 1870. Le mot même est si intraduisible qu’il est le plus souvent translittéré. Il induit de faux équivalents, que ce soit aux États-Unis (où les croyances sont libres de l’État mais l’État n’est pas libre de Dieu), au Canada (où il a pour effet la politique communautariste des « accommodements raisonnables »), en Turquie (où il signifie l’étatisation de l’islam et l’islamisation de la société). Sa singularité tient à ce qu’il récapitule une expérience millénaire et solitaire de l’indépendance nationale qui a abouti à la loi de Séparation de 1905.
Dès le Moyen Âge, l’État capétien refuse la double hégémonie de l’Église et de l’Empire en arguant des « libertés gallicanes » qui sont précisément de nature politico-religieuse. Pour ce faire, il adopte la pontificalisation du pouvoir suprême que revendique le siège de Pierre en le ramenant à son pré carré dans les bornes de la finitude auxquelles force l’épreuve indécise de l’histoire. En dépit des apparences, cette édification monarchique sera poursuivie par la construction républicaine. À la fin du XIXe siècle, la guerre des deux France ne portera pas sur la primauté de cette singularité mais sur la priorité de sa propriété. L’Église se résolvant à n’être pas un État, l’État se résolvant à n’être pas une Église, les deux se libérant l’une de l’autre par leur divorce si longtemps recherché et enfin prononcé à l’amiable, la liberté religieuse sera intégralement rendue dans sa complétude politique, ainsi que le voulait le projet initial, aux Françaises et aux Français.
À l’instar de la théologie négative, la laïcité, qui sauf dérive n’emporte aucun contenu idéologique, procède par retranchements afin de créer un vide conceptuel étanche aux tentations de l’idolâtrie.
Elle consiste à créer un lieu de rassemblement habitable par tous parce que déminé des subjugations religieuses. Afin d’atteindre ce but sans le surdéterminer, elle se restreint à trois principes majeurs qui sont moins des prohibitions que des suspensions : le sujet politique existe en soi et par soi hors de tout lien ou rattachement communautaire ; l’argument de raison à l’exclusion du postulat de révélation vaut dans le débat politique ; les signes religieux ne se manifestent pas dans l’espace public car ils y deviennent des signes politiques.
… Aujourd’hui en danger
C’est ce monument échafaudé sur mille ans qui est aujourd’hui en danger. À cette situation qu’amplifie le chaos de la mondialisation, il y a plusieurs causes. Elles vont des mutations virulentes dans l’ordre géopolitique à la montée des extrêmes dans l’hexagone en passant par les entraves de la régulation européenne et les errances du législateur national.
À l’échelle de la planète, la nouveauté religieuse tient dans l’affrontement entre l’évangélisme et l’islamisme, ces formes de prosélytisme néo-modernes accompagnant la globalisation.
Tous deux s’accordent néanmoins pour juger la laïcité liberticide. Le classement des nations hostiles à la libre croyance que publie annuellement le Congrès américain inclut régulièrement la France. La Ligue islamiste mondiale fait de même.
Cette agressivité gémellaire n’est pas anodine au moment même où, sous l’effet de notables vagues missionnaires issues des deux côtés, le Vieux-Continent européen connait à la fois une américanisation et une islamisation du fait religieux (modèles cultuels et avatars culturels compris) contraires quand elles ne sont pas réfractaires ou hostiles à la pacification acquise avec les confessions historiques qui l’ont façonnée.
De quoi par ailleurs douter de la notion incertaine et en fait fictive de camp occidental. Il suffit pour mesurer l’écart entre les deux rives de l’Atlantique de comparer leurs taux de religiosité : le président des USA, quels que soient son excès ou son manque de croyance, prête serment sur la Bible lors de son investiture ; bien que les pères fondateurs de l’UE aient été des démocrates-chrétiens et aient choisi pour drapeau le bleu marial serti des douze étoiles d’or couronnant la Vierge, ses gouvernants ont jugé malséant ou malvenu d’en retenir les racines chrétiennes. À la différence du Nouveau Monde, le Vieux-Continent s’est refusé à se doter d’une religion civile. Sans doute en signe de renoncement à son ancienne domination impériale. Pour des motifs d’intérêts stratégiques et économiques, Londres, Berlin, Stockholm ou Madrid préfèrent cependant se couler dans le moule washingtonien quoiqu’en deuxième rideau et sur le mode de l’ersatz. Ce qui accentue l’isolement de Paris dès qu’il est question du retour du divin et de ses multiples formes de revanche.
La liberté du politique à l’égard du religieux aura été une invention tardive en Europe et il n’est pas sûr qu’elle soit à ce jour pleinement reçue.
La situation de la République française au sein de l’Union européenne n’est pas moins solitaire que sur la scène mondiale. Parmi les vingt-sept membres, sept reconnaissent une religion dite d’État ou établie, quinze un nombre arrêté de cultes institués au titre de leur caractère historique, huit apportent un démenti à leur loi de séparation par des dispositions législatives particulières favorisant les cultes considérés comme nationaux. De plus, quatre conservent une loi punissant explicitement le blasphème et une vingtaine d’autres en reconduisent le principe sous l’intitulé d’offense aux sentiments religieux. Tandis que dix-sept sont signataires d’un concordat avec le Saint-Siège. La dynamique de la sécularisation et le droit à l’incroyance sont deux choses différentes. En matière religieuse, force est de constater que la Cour européenne des droits de l’homme statue le plus souvent contre l’État français en jugeant ses dispositions illibérales.
Le fait est que le paysage religieux français a été modifié comme jamais ces cinquante dernières années et que cette modification secoue le principe de laïcité.
Le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme traditionnels ont été bousculés par l’importation des mouvements initialement contestataires puis résolument identitaires à base expériencielle, à dimension fusionnelle et à finalité communautaire venus du Nouveau Monde : nommément et respectivement les charismatiques et leur variant tradismatique, les évangéliques ou pentecôtistes ou encore adventistes, les hassidims de tendance Loubavitch. À quoi s’est ajouté, sous l’impact des flux migratoires, l’apparition massive et l’implantation durable de cultes jusque-là inconnus ou ultra-minoritaires parmi lesquels l’islam bien sûr, mais aussi le bouddhisme et autres formes sapientales d’Asie.
Les polémiques sur le port du voile, la mixité au sport, les menus dans les cantines sont la pointe émergée de cette modification. Les questions du financement, de la construction, de l’entretien des lieux de culte, de l’octroi de jours fériés au travail, de l’aménagement des enseignements à l’école opposent les groupes confessionnels et le législateur, les lobbies et le juge, les élus et l’administration, les pouvoirs publics et l’opinion. Mais suscite aussi une compétition accrue entre les religions anciennement installées et nouvellement arrivées qui ne sont pas préparées ou enclines à adopter la règle héritée : autant que les musulmans, les évangéliques, qui connaissent le plus fort taux de conversion, sont symptomatiques de ce nouveau malaise français.
Dans le même temps, le culte dominant s’avère être un spiritualisme diffus, individualiste et hédoniste, qui divinise le « mieux-être ».
Il découle pour beaucoup de la muséographie du surnaturel et du tourisme mondialisé. À l’instar de la culture dominante, il procède par mobilisme et par collage, promeut la nature, la tribu, le féminin comme anti-valeurs et suscite un consumérisme du bricolage exotique. Or, au sein des confessions constituées, le fidèle lui-même est entré dans une logique de contrat et de compromis en vertu d’une définition sélective et flexible de l’identité religieuse. Elle est devenue question en soi de choix optionnels, et en son sein de choix facultatifs.
À la croyance sans appartenance se superpose l’appartenance sans affiliation. Aux critères intangibles et externes suppléent les inclinations transitoires et intimes. Au lien, l’adhésion. Et à la vérité objective, l’authentification subjective.
L’allégeance, déclarative, n’est plus déterminée par l’invariabilité de foi ou la constance de la pratique mais par l’intention, et l’intensité de l’intention. Elle aussi, enregistre le décrochage entre la norme et le vécu.
Faussement libres et irréellement libertaires, toutes ces réalités nouvelles se veulent résilientes mais s’exposent à la domination du libéralisme autoritaire qui, de manière grandissante, se substitue au logiciel républicain. Le problème n’est pas nouveau. Le péché originel revient à la loi Pléven qui, dès 1972, a intégré l’offense aux sentiments religieux dans la répression des discriminations racistes. La confusion depuis persiste et n’a eu pour résultat que la déferlante des croisades et djihads judiciaires qui envahit les prétoires où la liberté d’expression est traînée au banc des accusés. À l’image du loup dans la bergerie, les fondamentalismes avancent masqués pour détourner à leur profit le droit démocratique. Or, la laïcité républicaine suppose que la décision politique l’emporte en légitimité sur la délibération légale dès lors la nation risque de s’anéantir en renonçant à ses libertés (de Gaulle contre Pétain et en rien, donc, l’éloge de la dictature). C’est néanmoins la voie inverse qu’a empruntée le Conseil d’État en s’érigeant en une sorte de Cour suprême anglo-saxonne depuis qu’il est largement sollicité sur des litiges religieux en dépit de son incompétence native et naturelle sur le sujet mais en se montrant prompt à justifier sa nouvelle charge par une bénédiction des libéralités qui se confond aisément avec une onction des laxismes.
Ce qui serait sans trop de gravité si le pouvoir exécutif ne suivait pas la même pente. Les hauts-fonctionnaires de la place du Palais-Royal auront beau jeu d’arguer qu’il n’y a plus guère d’État à conseiller depuis que Lionel Jospin s’est délesté sur eux de l’encombrante première affaire médiatique afférente au voile islamique et advenue en 1989, l’année du bicentenaire de la Révolution. Cette démission politique a entraîné, les quatre décennies suivantes, une avalanche de comités, commissions et conseils qui ont asphyxié le sens commun sur la laïcité. Elle a aussi provoqué la captation de la laïcité par les extrêmes qui l’ont réduite à ce qu’elle n’est pas : une désignation de l’identité pour l’ultra-droite, une dissolution de l’identité pour l’ultra-gauche.
L’annonce faite aux Mureaux, le 2 octobre 2020, par Emmanuel Macron d’une loi visant à lutter contre le séparatisme était censée rompre avec ce cycle délétère. Elle l’a aggravé. La loi « confortant le respect des principes de la République » qui est votée le 24 août 2021 ira à rebours de l’intention qui a pu y présider. Personne de sensé ne saurait contester les articles qui visent au respect des droits humains mis en péril dans l’ordre des mœurs par des pratiques qui ressortent uniquement de l’islamisme. Ce qui indiscutablement méritait une loi mais spécifique afin qu’elle n’ouvre pas à la confusion.
Néanmoins la sacralisation de l’idéal égalitaire qui fonde le droit a produit un faux nivellement des réalités que doit prévenir le politique.
Cette loi entraîne en conséquence un recul substantiel des libertés conçues dans leur principe. Elle correspond en fait à un concordat parcellaire qui, pour ne pas se signaler comme tel, est étendu à tous. Une justification qui est source d’injustice et une raison qui prend le tour d’une déraison d’État. Outre que ladite loi a tout risque de rater son objectif, elle inverse l’esprit de 1905. Elle marque le passage d’un régime associatif sous homologation à un régime sélectif sur dérogation. Mais aussi de l’État mesuré, qui se réserve la faculté de dissoudre le culte conflictuel, à l’État discrétionnaire qui conditionne l’existence du culte à sa censure préalable et s’arroge le pouvoir de régir a priori la constitution ainsi que l’organisation du fait religieux. Or, une telle mutation n’est pas que l’affaire des croyants.
Elle concerne ce que l’on entend en France par ces corolaires de la liberté de culte que sont les libertés d’association et d’enseignement, mais aussi d’opinion.
C’est à ce carrefour que doit s’entendre l’exception française. Marque de la singularité de la France dans ses frontières, facteur d’isolement de la France hors ses frontières, trait d’union pour ses adversaires, point de dissension pour ses partenaires, la laïcité cristallise l’indécision du peuple français quant à ce qu’il est. Comme tant de chefs-d’œuvre en péril, c’est l’usure qui la corrode. Mais a-t-on la liberté d’une telle absence de soi à soi lorsqu’au sein du pays comme dans le reste du monde on tue à nouveau au nom de Dieu et qu’est attendu le témoignage qu’il y a moyen de rompre les chaînes multiséculaires entre le religieux et le politique, le politique et le religieux ?
Jean-François Colosimo
Essayiste, documentariste et éditeur
Jean-François Colosimo poursuit une vaste enquête sur le retour du religieux en politique. Dont, récemment, Turquie, nation impossible (Arte, 2019) et Le sabre et le turban (Cerf, 2020). Il est également l’auteur de L’Apocalypse russe (Fayard 2008, Lexio-poche, 2021) ainsi que de La Crucifixion de l’Ukraine à paraître fin septembre 2022 chez Albin Michel.