Pour la Revue Politique et Parlementaire, Katia Salamé-Hardy a lu Retour de la guerre de François Heisbourg.
« Paix impossible, guerre improbable » écrivait Raymond Aron en 1947, à propos de la guerre froide. Avons-nous oublié vraiment la guerre ? Elle n’a jamais cessé de surgir dans des pays lointains, mais depuis l’offensive russe en Ukraine le 22 février et l’annonce de Vladimir Poutine de mettre en alerte la force de « dissuasion russe », nous sommes tentés de céder aux bruits des canons lancés par les plumes d’historiens et de géopoliticiens qui ont publié des ouvrages alarmants depuis les années 1990, évoquant le retour à la guerre.
« L’Histoire n’est que celle de la guerre », écrivait Philippe Delmas dans Le bel avenir de la guerre. « Le patient effort de la civilisation n’a jamais dominé la guerre, et l’organisation des relations entre les puissances se ramène à l’organisation des guerres », soulignant que l’époque de la guerre froide et de la progression des armements nucléaires a été une période d’exception tant historique que géographique et qu’à « l’utopie nucléaire » succède une autre utopie juridique et économique.
De son côté, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, ancien président de l’International Institute for Strategic Studies de Londres et du Centre de politique de sécurité de Genève, annonce, en géopoliticien avisé, un avenir menaçant.
Revenons à son précédent essai, Le Temps des prédateurs : la Chine, les États-Unis, la Russie et nous (Odile Jacob, 2020), qui analyse les logiques de prédation que subit l’Europe de la part de la Chine, de la Russie et des États-Unis. Les États-Unis, ancien partenaire sur lequel les Européens ont pu compter tout au long du XXe siècle, ont fait cavalier seul lors de la guerre de George W. Bush en Irak ou encore lors du revirement de Barack Obama concernant une potentielle intervention en Syrie en 2013. Les Européens se retrouvent désormais seuls face à la Russie qui semble ne plus se satisfaire du déclin qu’a symbolisé pour elle la fin de l’URSS. « La Russie qui fait partie géographiquement de l’Europe, proclame son insatisfaction devant l’ordre postsoviétique en Europe qui a montré qu’elle était capable de recourir à la force pour recouvrer d’anciennes terres soviétiques avec la protection accordée à la Transnistrie Moldavie, la mainmise en Géorgie sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, l’invasion et l’annexion de la Crimée et le soutien militaire aux républiques de Donetsk et de Lougansk en Ukraine. »
L’essai de François Heisbourg sur le « Retour de la guerre » explique le durcissement du « Temps des prédateurs », sa généralisation qui s’accompagne d’une guerre aux multiples formes.
« Certes, cela ne signifie pas qu’une guerre mondiale sur le modèle de celles du siècle précédent soit au bout du chemin, perspective que la dissuasion nucléaire rend moins probable. Cependant, non seulement la guerre entre puissances peut revenir, mais elle peut se mondialiser en occupant les espaces, notamment le domaine numérique, dans lesquels la dissuasion n’opère pas », souligne François Heisbourg. Il scrute le processus de cette transformation en se focalisant sur « la pandémie comme accélérateur de l’Histoire ». « La pandémie a commis suffisamment de ravages pour en marquer le visage géopolitique et stratégique », le virus devient un « acteur stratégique ». À l’été 2020, « la Covid avait fait perdre près de l’équivalent d’un trimestre d’activité économique dans de nombreux pays et alourdi la dette publique dans des proportions dignes de deux guerres mondiales ». Serait-il possible de continuer à financer le « quoi qu’il en coûte » si la pandémie était relancée par de nouvelles mutations du coronavirus ? Se demande François Heisbourg. « L’argent-hélicoptère », permettant d’amortir peu ou prou le choc, ne creuse-t-il pas en apparence les inégalités au détriment des moins riches ? « Les aides directes et indirectes ont permis d’éviter un effondrement des revenus du plus grand nombre. En réalité les inégalités et les divisions se creusent par ailleurs et d’une manière qui pourrait avoir sur nos sociétés des effets en termes de conflictualité aussi délétères que ceux des suites de 1929 » écrit l’auteur. « Plus lourde est l’envolée de la richesse de ceux qui sont désignés comme les « 1 % » et qui sont surtout les « 1 % du 1 % ». Les heureux actionnaires ne connaissent pas « la corona dépression » l’indice NASDAQ qui concerne les sociétés de technologie de pointe cotées à New York gagne 43,6 %. En attendant c’est champagne caviar chez les « 1 % du 1 % », et la soupe à la grimace pour la vaste majorité ». « Socialement et éventuellement politiquement la pandémie voit s’accumuler la poudre des explosions futures. La tentation sera forte de trouver des boucs émissaires intérieurs ou extérieurs à la manière de ce qui s’est passé pendant les années 1930 » souligne François Heisbourg.
D’autre part, « la géopolitique des vaccins ressemble davantage à une classique opposition de puissance qu’à une facette de la lutte idéologique entre démocraties et autocraties […] la pandémie laisse dans son sillage un monde plus divisé et polarisé dans lequel les facteurs de désordre et les égoïsmes se sont trop souvent donné libre cours offrant un champ libre aux instincts de conservation et aux appétits de prédation ». L’auteur met en évidence, à cet effet, l’accélération par la pandémie du retour de l’État et de l’aspiration à une « démondialisation » à un moment où l’essor du capitalisme numérique et les évolutions technologiques, « brouillent davantage les frontières mouvantes et incertaines entre la paix et la guerre ». Qu’en est-il actuellement alors même que les théâtres de conflits se multiplient partout dans le monde notamment au Moyen-Orient et en région indo-pacifique ? L’aventurisme militaire de la Russie et l’affirmation de la puissance chinoise en mer de Chine du Sud ne dévoilent-ils pas aujourd’hui l’ombre de la guerre ?
L’analyse percutante de François Heisbourg des tensions politiques et militaires du début du XXIe siècle, conduit à un pronostic pessimiste : « le risque de guerre est plus élevé et est amené à croître ». Il argumente son raisonnement tout au long des chapitres II-III et IV.
Il scrute en premier les risques de guerre entre l’Empire du Milieu et l’empire de la Mer. La montée de la Chine, puissance mondiale, « se heurtera dans la durée à l’autre superpuissance que sont les États-Unis ». Diverses possibilités sont examinées, affirmant que « Le sort de Taiwan constitue cependant la cause la plus inquiétante entre les États-Unis et la Chine. Sa probabilité d’occurrence est potentiellement plus élevée que tout ce qui a pu se passer pendant la guerre froide, crises de Berlin et de Cuba comprises ».
Il met en évidence par la suite la démocratisation de la guerre soutenue par l’innovation technologique. La guerre elle-même change de nature dans ses moyens comme dans sa pratique. Ils se démocratisent selon le même schéma que celui qui caractérise la numérisation de la société civile, se banalisent et deviennent facilement accessibles et économes. Contrairement à l’équilibre dissuasif stable du nucléaire, avec les cybersphères, l’emploi des cyberopérations est général, précoce et économe au plan budgétaire. « La cyberguerre c’est tous les jours et tout le monde, les risques de dérapages sont extrêmement élevés car une fois lâchés dans les réseaux, les virus informatiques sont aussi difficiles à maitriser que leurs cousins biologiques échappés dans la nature ; ces bouleversements stratégiques et technologiques sont accélérés dans un monde « sans loi » ». « L’ONU a toujours eu du mal à jouer un rôle d’initiateur du changement. Dorénavant elle peine même à maintenir une forme de statu quo » […] c’est un étrange ordre international dont nous sortons à reculons. » insiste François Heisbourg.
Aux nombreux facteurs d’instabilité dans ce monde, qui facilitent le recours à la force, s’ajoute le partenariat stratégique entre la Chine et la Russie qui a commencé à se mettre en place depuis une vingtaine d’années. « Si un certain nombre d’analystes et de responsables politiques dont apparemment le président Macron qui le considère comme une « alliance » russo-chinoise, tiennent ce partenariat pour précaire et révocable », écrit François Heisbourg, tel n’est pas le point de vue de l’auteur. Il affirme justement qu’il ne s’agit pas d’une alliance : « la Chine n’a pas promis son soutien à la Russie lors de ses guerres avec la Géorgie ou en Ukraine ; la Chine a d’ailleurs refusé de reconnaitre les prétendues républiques d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie et a exprimé son trouble vis-à-vis de l’annexion de la Crimée, vu que la Chine n’aime pas les changements de frontières. La Russie, de son coté, ne prend pas fait et cause pour la Chine contre le Vietnam en mer de Chine du Sud, ce qui montre combien serait fragile une alliance en bonne et due forme entre Pékin et Moscou ; c’est précisément parce qu’il ne s’agit pas d’une alliance que le partenariat est solide ; c’est la souplesse du partenariat, c’est moins qu’une alliance mais plus qu’un pacte de non-agression. » Cette réflexion de l’auteur donne-t-elle un éclairage approprié quant à l’attitude actuelle de la Chine, suite à l’offensive russe en Ukraine ?
François Heisbsourg décrypte dans le chapitre V, la politique européenne lors de la pandémie et ses conséquences directes sur la situation générale du projet européen, comme sur les perspectives de paix et de guerre, ce qui l’amène à conclure que l’Europe est « déboussolée ».
« L’Europe qui protège est certes un beau slogan », écrit François Heisbourg. Dans le courant de la campagne présidentielle de 2017, le candidat Emmanuel Macron avait mis en avant l’objectif d’une Europe qui protège. C’était politiquement bien vu. En nous référant aux évènements actuels en Ukraine et à la position unie européenne nous sommes enclins à y croire. François Heisbourg écrit dans cet ouvrage publié avant l’offensive russe : « cette approche protectrice a des limites intrinsèques […] Cette logique s’enlise dès lors qu’il est question de gestion économique et financière […] au plan stratégique, la protection est défensive ou dissuasive, par nature […] Cela vaut pour la guerre comme pour la belote. Celui qui est capable, par exemple d’imposer des normes en matière numérique ou des règles du jeu en intelligence artificielle finira par perdre pied devant celui qui dicte le rythme de l’innovation. Aussi, l’Union et ses membres ne pourront pas faire l’économie d’une « Europe qui se projette », capable d’affirmer sa souveraineté d’une manière qui ne soit pas que défensive ; encore faut-il qu’elle puisse être souveraine ».
En attendant que l’Europe y parvienne, « les moyens de la guerre ne cessent de se démocratiser, et ses domaines d’action de s’élargir. Entre la guerre cybernétique et informationnelle qui est quotidienne mais qui tue peu et l’apocalypse nucléaire toujours menaçante mais dont l’emploi reste fort heureusement encore virtuel, le spectre de la conflictualité ne connait plus de césures aussi nettes entre ce qui relève de la non-guerre ou de la guerre. Malheureusement, l’une conduit trop facilement à l’autre : les « zones grises », « les conflits invisibles » et autres « guerres hybrides » sont trop souvent des étapes dans l’escalade et non des points d’aboutissement. Les guerres de toute nature seront désormais l’horizon incontournable de la vie de nos sociétés, et cela vaut pour notre continent », prévoit François Heisbourg.
L’essai de François Heisbourg est d’une actualité brulante en cette période tragique et son analyse constitue un précieux outil pour une meilleure appréhension des situations conflictuelles.
François Heisbourg
Odile Jacob, 2021
213 p.-22,90€
Katia Salamé-Hardy