Alain Meininger, membre du comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire, nous fait découvrir l’exposition organisée par la Fondation Gianadda consacrée à deux des plus grands sculpteurs du XXe siècle Auguste Rodin et Alberto Giacometti.

Tout en accueillant de grandes expositions de peintures – Paul Cézanne, le chant de la Terre, en 2017 – et d’innombrables concerts de qualité – Adam Laloum, Maurizio Pollini, Cécilia Bartoli, Renaud Capuçon, Jordi Savall, entre autres, s’y produiront lors de la saison 2019-2020 – la Fondation Gianadda n’oublie pas que la sculpture fait, depuis sa création en 1978, et même avant, partie intégrante de son identité. Il suffit d’en parcourir les jardins ombragés, enserrés dans leur écrin alpestre, pour admirer avec quel sens de la symbiose entre la nature et la culture, furent au fil des ans, disposées des œuvres d’une réelle beauté plastique, pour certaines majeures, désormais parfaitement intégrées à leur environnement planté d’essences rares. La sculpture est aussi un art d’extérieur, et à l’horizon des pelouses et des plans d’eau ou au détour des allées et des bosquets s’offrent ainsi au visiteur un imposant monolithe déstructuré d’Alicia Penalba, un sein ou un pouce géant de César, des baigneurs de Niki de Saint Phalle, des Rodin, un Bourdelle, un « stabile mobile » de Calder, un « reclining figure », nu féminin allongé en bronze d’Henri Moore ou la célèbre mosaïque pariétale à trois pans de la « Cour Chagall » et ses oiseaux lyre, installée solennellement et « irrévocablement » en ce lieu en 2004, à l’occasion du 25e anniversaire de la Fondation. De Miro à Brancusi, en passant par Maillol, Germaine Richier et De Kooning, une quarantaine de sculptures dialoguent ainsi entre elles, créant des contrastes ou des continuités qui n’ont rien à envier au temple du genre qu’est la Fondation Maeght de Saint Paul de Vence.

Comment dans ces conditions s’étonner que la première acquisition d’importance de Léonard Gianadda, fut en 1973, avant même la création de sa Fondation, un Rodin ? Le jeune ingénieur a, dès ses années universitaires, été fasciné par le sculpteur français. En 1984, quelque six ans seulement après son ouverture, la Fondation expose les plus beaux bronzes, moulages, marbres, aquarelles et dessins de l’auteur des « Bourgeois de Calais ». Avec 165 000 visiteurs, le succès est spectaculaire et ce coup de maître installera définitivement l’institution au cœur de la vie culturelle valaisanne, franco-italo-suisse et bientôt internationale. Suivront les expositions de 1994 et 2006, cette dernière dédiée au thème largement exploré de sa relation avec Camille Claudel puis, en 2009, un « Rodin érotique ». De son côté le sculpteur suisse fît l’objet en 1986 d’une grande rétrospective pour le vingtième anniversaire de sa disparition.
Giacometti a beaucoup étudié Rodin bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés. Quand le natif de Borgonovo débarque à Paris en 1922, à l’âge de 21 ans, son illustre prédécesseur est mort depuis cinq ans. Le milieu, restreint, des artistes de l’époque offre il est vrai quelques points de passage obligés : la Grande Chaumière, l’atelier de Bourdelle – lui-même disciple de Rodin – parmi d’autres, assurent une forme de continuité. Mais l’exposition se garde d’établir des filiations directes – visuellement peu évidentes et parfois inexistantes – entre les œuvres des deux créateurs ; dans une démarche souvent plus intellectuelle que plastique, elle incite le visiteur à réfléchir aux échos, aux parallèles, aux correspondances, à la similitude possible, ou non, de leur genèse, notamment à partir de la fin des années trente qui marque une inflexion dans l’art du Suisse.

Fruit d’une coopération étroite avec le Musée Rodin et la Fondation Giacometti, tous deux à Paris, qui ont ouvert à Gianadda leurs importantes collections, l’exposition propose 130 œuvres des deux artistes. Elle est structurée autour d’une série de huit thèmes choisis et nommés avec une pertinence certaine : « Modelé et matière » montre l’évolution de Giacometti à partir des années 40 ; un moment proche du surréalisme dans la trajectoire de Miro, Chirico, Brancusi et bien sûr Picasso, il se tourne vers un modelé plus figuratif d’un réalisme certes relatif qui le rapproche néanmoins de Rodin ; «L’ Usage de l’accident » très usité par Rodin au point d’en être un de ses apports majeurs à la sculpture moderne – tel « L’Homme au nez cassé », bronze 1875 – est repris par le Suisse dans sa dimension heuristique qui le conduit à sauvegarder et réutiliser les sculptures brisées ou aux membres manquants ; « Les Groupes » mène à une lecture particulière des « Bourgeois de Calais », six personnages qui semblent autonomes au sein d’un ensemble, à rapprocher des « Quatre femmes sur socle » ou de « La Clairière » créés par Giacometti dans les années 1948-50 ; « Déformation », expressives, parfois aux limites de la caricature chez Rodin, les déformations sont au service d’une puissante vision intérieure chez Giacometti telle « Le Nez », 1947-1950 ; « Face à l’art ancien », leurs expériences se superposent et s’entrecroisent largement ; visites répétées au Louvre et copies des maîtres, voyages en Italie où Rodin découvre en 1875 Florence et Michel-Ange puis Rome et la statuaire antique tandis que le Grison d’abord captivé par l’art égyptien, admire Venise en 192O, ses Bellini et ses Tintoret, est « bouleversé » par les Giotto de la Chapelle des Scrovegni à Padoue avant, élément essentiel, de découvrir l’art africain, océanien et, sans doute plus marquant encore, cycladique ; « La question du socle », moins anodine qu’il n’y paraît, souligne quelques différences entre ceux, variés, de Rodin, qui prolongent la sculpture et ceux plus inattendus de Giacometti qui entretiennent avec l’œuvre qu’ils portent des rapports complexes ; « Séries » rappelle que la reprise d’un même motif fut un procédé abondamment utilisé par l’un et l’autre ; enfin « L’homme qui marche » – Rodin 1907 et Giacometti 1960 – établit un parallèle entre le plâtre acéphale et manchot du premier, inspiré de son Saint-Jean Baptiste et celui du second, effilé à l’excès, qui semble d’un pas irrépressible se diriger vers nulle part. Au final, une exposition qui mérite que l’on s’y arrête, à condition de ne pas reculer devant l’effort de compréhension nécessaire qu’implique la démarche adoptée par ses promoteurs.
Alain Meininger
Photos : Alain Meininger