Les interférences entre politique et justice, qu’elles soient conflictuelles ou dépendantes d’un pouvoir exécutif, continuent de faire couler beaucoup d’encre. Il suffit de se remémorer la liste de toutes les affaires en litige qui touchent toutes les classes politiques.
Le titre du livre de Régis de Castelnau, avocat engagé, spécialiste en droit public, est annonciateur de son sévère réquisitoire contre une justice de plus en plus politisée qui a perdu de son impartialité en acceptant de devenir un instrument au service d’un pouvoir public. Il prend à témoin la défiance grandissante de l’opinion publique à l’égard des instances judiciaires.
Cette crise sérieuse est le fruit d’un processus trentenaire que raconte Régis de Castenau, expliquant le fonctionnement réel du système judiciaire, son articulation avec les trois autres pouvoirs (législatif, exécutif et médiatique). Il détaille les mécanismes de ses dérives et de son dysfonctionnement pour enfin proposer des pistes qui permettraient de recadrer la justice dans son véritable rôle d’une instance impartiale.
Faute de moyens, la justice donne l’image d’un service public à l’abandon, son budget est le parent pauvre de trois pouvoirs séparés, reconnaît Régis de Castelnau, qui déplore, par ailleurs, que « l’aggravation des investissements par la justice du champ politique de façon systématique alors qu’elle n’a rien à y faire » provoque une crise de défiance sérieuse et grave. Comment la justice est-elle passée de l’autonomie, de son indépendance, pour les utiliser paradoxalement comme instrument d’une partialité politique en la mettant résolument au service d’un pouvoir politique ? se demande Régis de Castelnau.
Pour mieux saisir le déroulement d’une telle dérive, il décrypte les vingt ans (1980-2000) qui ont tout changé dans les rapports entre politique et justice.
L’auteur expose, d’abord, les mutations politiques des années 1980 et 1990 après la victoire de François Mitterrand. C’est la « disparition des partis politiques de masse au profit des partis de cadres, l’explosion de leurs dépenses, ce sont les “années fric” marquées par la corruption de la décision publique comme outil principal de financement des partis ». La crise économique aggravant le creusement des inégalités a fait apparaître au grand jour les privilèges des hommes politiques. La justice, soutenue par l’opinion publique et la presse, s’est hissée au devant de la scène avec la loi de 1990 qui marquera la fin des « années fric ». À cet effet Régis de Castelnau écrit : « d’abord ce sont les hommes politiques eux-mêmes qui, dans un souci d’expiation, ont mis en place les outils qui permettront de les martyriser ». C’est l’avènement du « temps des juges », le temps des « Chevaliers blancs ».
La période 1990-2000 marquera alors le « militantisme » de la justice. « Une politisation vers la gauche de ce corps sera le fruit d’une certaine homogénéisation sociologique, des conditions particulières du recrutement et d’une présence syndicale ayant glissé vers des formes d’activité directement politique. C’est alors qu’une alliance justice-médias contre la droite se noue, “troisième et quatrième pouvoirs main dans la main” », soutient Régis de Castelnau, accusant la « Cour de cassation qui a fourni à l’appareil judiciaire les moyens de son dévoiement » (non respect du secret professionnel de l’avocat mis sous surveillance, problème d’application du principe de la séparation des pouvoirs en donnant la possibilité au juge de contrôler la façon dont les parlementaires utilisent l’argent mis à la disposition des Assemblées auxquelles ils appartiennent…).
« L’alliance justice-médias » s’exercera tout au long des années 90 et au-delà. La présidence de François Hollande marquera une étape importante, dans la mesure où celui-ci a « finalisé cet instrument d’utilisation politique systématique de la justice pénale qui perdure ». Toutes les affaires de tous les camps sont relatées nommément dans ce livre, l’auteur se prévalant de n’appartenir à aucun d’eux. Néanmoins, il accuse une sympathie particulière pour les mouvements sociaux, expliquant notamment sa révolte contre la répression de masse des Gilets jaunes notant au passage « Emmanuel Macron panique les magistrats répondent tout de suite présents ».
Se voulant constructif, il propose des pistes pour la réforme de la justice redoutant qu’entre temps des « manipulations » se reproduisent pour les élections présidentielles à venir.
Son programme est ambitieux : instaurer la séparation radicale des fonctions du parquet et du siège, indispensable à la disparition de la confusion corporatiste entre l’autorité de poursuite et le juge. En outre, consolider l’indépendance des juges du siège et leur inamovibilité, assortie de l’exigence de neutralité et d’un devoir de réserve renforcé. Ces mesures impliquent naturellement la suppression du syndicalisme dans la magistrature du siège, de telles organisations de défense catégorielle glissant fatalement vers la politisation et l’affrontement avec les autres pouvoirs séparés. Enfin, prévoir l’encadrement strict du pantouflage politique, afin que celui-ci ne soit pas le moyen de faire fructifier un capital construit dans l’exercice des fonctions de justice. Ensuite une réforme du Conseil supérieur de la magistrature dans sa composition et ses prérogatives.
Il faut du courage pour dénoncer et nommer une bonne partie des acteurs de ce dévoiement. Cet ouvrage ne manquera pas de susciter de multiples réactions : suspicion, défiance, désapprobation. Régis de Castelnau reconnaît que son livre est la présentation d’une thèse, elle est évidement subjective, il propose de la « commenter, de la discuter et si nécessaire de la réfuter ». En avocat bien rodé, il appelle à un débat contradictoire.
Le thème soulevé est actuel et mérite d’être posé, sachant le manque de confiance de l’opinion publique vis-à-vis du système judiciaire tel qu’il est pratiqué. L’enjeu est de faire cohabiter deux principes nécessaires à l’équilibre institutionnel et au bon fonctionnement de la justice au service de l’intérêt général : une totale indépendance des jugements, d’une part, et une impartialité démocratique du pouvoir judiciaire, d’autre part. La mission du juge est d’autant plus sublime que son jugement doit se faire en dépit de ses opinions politiques.
Katia Salamé-Hardy
Une justice politique
Des années Chirac au système Macron
Histoire d’un dévoiement
Régis de Castelnau
Éditions l’Artilleur, 2021, 558 p. – 22 €