S’engager : c’est autour de ce thème que la Revue a fait le choix d’établir le dossier du numéro consacré à son 130e anniversaire. D’engagement, il existe différentes figures : militant, intellectuel, spirituel, civique, artistique, économique, on n’en finirait pas d’égrener la diversité d’une prédisposition inhérente à la condition humaine. Tout est engagement en quelque sorte ou presque, mais tout le monde ne s’engage pas nécessairement et ceux qui s’engagent n’accordent pas tous la même valeur à leurs engagements.
La polysémie de la notion relève en quelque sorte de ces mots-valises qu’il ne faut manier qu’avec précaution tant ils charrient des acceptions aussi contradictoires que porteuses de malentendus. Ici, il s’agit de parler d’abord de l’engagement dans et pour la cité, celui de la « liberté des anciens » dont Benjamin Constant dans un texte, parlementaire au demeurant, rappelle qu’elle opère dans un continuum où le citoyen fait corps sans médiation aucune avec la cité, d’une manière si exclusive qu’elle peut concourir au plus grand des sacrifices, à la différente de la « liberté des modernes » qui, elle, ne se conçoit pas sans distance avec le corps social, entrouvrant un espace incommensurable à l’individu et à son émancipation. Ces deux libertés là constituent, nonobstant les différences de leurs genèses, un projet politique : elles appartiennent à la volonté commune de penser et d’organiser la relation des hommes à la société, quand bien même apparaissent-elles distinctes, voire opposées dans leurs philosophies et leurs visées.
Tout l’enjeu contemporain consiste à les articuler, à les équilibrer, à en assurer une complémentarité sans que l’une ne dévore l’autre car il ne peut y avoir de nation libre sans liberté individuelle tout autant qu’il ne peut y avoir de liberté si elle ne concourt pas à la cohésion et à la protection du collectif.
Le moteur de l’engagement tel que le promeut à sa façon la Revue politique et parlementaire depuis 130 ans est indissociable de cette dialectique. Les mélanges de textes que nous proposons dans ce dossier offrent pour une grande part une réflexion sur cette préoccupation, grande source existentielle irriguant en profondeur les confrontations inhérentes au débat public.
Évidemment, il nous fallait faire des choix et ceux-ci ne permettent pas forcément d’embrasser la densité contributive de la RPP. À mesure que l’on avance en longévité, l’exercice sélectif est nécessairement plus aléatoire et donc plus complexe. Il nous faut assumer cette difficulté. Les articles-témoins que nous republions traduisent d’abord l’attractivité de la Revue, la diversité de ses contributeurs, et tout autant la récurrence d’un certain nombre de problématiques dont le lecteur sera frappé de la permanence au cours des temps, que les angles qui peuvent aussi marquer l’actualité d’une époque. À partir de ce matériau, le tableau ainsi proposé a quelque chose de pointilliste qui alterne la vue d’ensemble et le détail quand il s’agit d’entrer dans la texture granulaire de chaque article. Dans l’ultime texte qu’il a accordé de son vivant à une publication, le génial et regretté Pierre Legendre pose d’emblée les fondations de notre Revue : « Par son titre la Revue politique et parlementaire est engagée dans l’univers institutionnel au plus haut degré qui soit : le pouvoir et la parole. Autant dire que nous sommes ici pris au filet de ce qui gouverne la vie dans l’espèce parlante : la représentation en tous les sens du mot ». En 1897, juste trois ans après son lancement, son fondateur, Marcel Fournier dont nous reproduisons en forme d’incise à ce dossier l’un des discours, entend faire œuvre d’ « éducation politique ». Une profession de foi en quelque sorte qui infirme l’idée que la Revue manquerait de ligne ou pire qu’il ne lui en faudrait pas. À vrai dire, la Revue dans un mouvement constant a toujours eu une ligne : celle du devoir républicain qui passe par le salut de la connaissance et de l’ouverture d’esprit. Des convictions toujours mais aucune trace de sectarisme.
Les questions institutionnelles y occupent nécessairement une place importante, souvent empreinte d’une défense sourcilleuse du parlementarisme, ce qui en soi ne constitue pas une surprise au regard du titre et de la vocation de la Revue. Au tournant des années soixante et au moment même où le général de Gaulle entreprend de réformer la Constitution en proposant par référendum l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, les voix de Gaston Monnerville en 1962 et de François Mitterrand en 1964 à la veille de la première élection présidentielle s’élèvent pour dénoncer ce qu’elles estiment être l’expression d’un pouvoir personnel, voire d’une « monarchie absolue ».
Au-delà des enjeux qui alimentent le débat entre publicistes, la philosophie s’invite aussi dans les pages de la Revue. Elle permet de prendre du champ, et d’épaissir la réflexion sur les fins, les rapports aux valeurs et aux moyens.
Aron, Arendt hier, Manent, Onfray entre autres aujourd’hui sont de ceux qui concourent à cet éclairage, venu du haut ou de l’intérieur de la conscience, afin de mieux forer ce dialogue permanent entre le général et le particulier. Aron interroge la relation du philosophe à la cité, Arendt dans un texte ô combien actuel explore la crise de l’éducation qui se source d’abord comme une crise de l’autorité et dont elle démontre qu’elle débouche mécaniquement sur une crise de la civilisation, Manent souligne les transformations de notre rapport à la liberté, les tensions entre libertés individuelles et libertés politiques, Onfray dénonce la facticité de l’époque. Engagé ou non, l’intellectuel, archétype français de la pensée en action né au moment de l’Affaire Dreyfus, l’un des moments fondateurs de la RPP, a toujours trouvé dans cette dernière le lieu d’une expression libre et sans autre contrainte que celle de la noblesse de la réflexion structurée et argumentée.
À côté du philosophe, le scientifique offre aussi son regard et son décryptage. Au moment où les dynamiques techno-scientifiques ne cessent de s’accélérer et ne sont pas sans conséquences sur l’organisation politique, la Revue a fait le choix ces toutes dernières années d’accorder une grande part à la question immense des relations de la société à la science et à la technique. Plusieurs dossiers ont été consacrés à cette préoccupation, encore plus visible sur l’avant-scène de l’espace public depuis la crise sanitaire mais aussi en raison du développement de nouvelles technologies qui, comme l’intelligence artificielle, sont en mesure de transformer notre appréhension du réel. La science dit des choses, énormément de choses mais elle ne dit pas tout. C’est ce constat plein d’humilité que rapporte la présidente de notre Comité scientifique, Catherine Bréchignac, dans l’une de ses contributions.
Évidemment l’histoire de partout déborde une aventure éditoriale qui s’inscrit sur treize décennies. À l’heure où le monde se fragmente mais où les Empires ressurgissent, et où menacent des leaders impériaux qui ne sont pas sans rappeler les figures terrifiantes et sulfureuses de leurs prédécesseurs de ce siècle de fer et de sang que fut le XXe siècle.
On relira avec attention, non sans un sentiment mitigé au regard de ce que l’on sait de la suite de ses initiatives, le propos du Président Wilson à la suite de la signature du Traité de Versailles. Le rêve d’un ordre international régulé par le droit prend alors son élan. Élan qui se brisera sur la réalité du tragique et qui n’est pas sans projeter les naïvetés autant que les arrière-pensées qui parfois se glissent dans les proclamations de notre temps. Le wilsonisme a ceci de paradoxal que sa vision messianique est aussi impériale que celle des adversaires qu’il entendait contenir.
Leçons d’hier et d’aujourd’hui en quelque sorte. Leçons qui percutent de plein fouet à l’heure de la globalisation mondiale le problème de l’identité. En 2021, dans un texte d’une rare intensité intuitive, Chantal Delsol dresse le cadastre mental de la confrontation des identités à la mondialisation. Elle en énumère les propriétés, les contradictions, les limites, la volonté d’indétermination qui en découle et dans laquelle elle y perçoit les traces abrasives du projet européen tout à son obsession post-moderne de l’inclusivité : « Ce pro- jet européen, porté par les élites institutionnelles de la Commission, n’est pas un projet particulier mais une idéologie générale : le but ultime sera de généraliser ce déracinement du monde entier ». Sur ce front de l’identité, de l’Europe et du monde global, le romancier procède à un pas-de-côté dont chacun ou non appréciera le bien-fondé. Interrogé sur l’essence européenne, ou sur son génie, Philippe Sollers claque dans une ellipse aussi poétique qu’énigmatique : « L’avenir, c’est le passé dans sa singularité inouïe, c’est ça l’Europe ».
Plus au Sud, Boualem Sansal, lanceur d’alerte sur la ligne du danger, dessine la grande fracture qui dans la relation franco-algérienne réactive le choc civilisationnel et dont l’islamisme investit agressivement l’aire arabo-musulmane.
Les pulsations des mutations ne manquent jamais également de saisir nos contributeurs. Dès l’aube, la Revue se penche sur ce qui n’est pas encore désigné sous le vocable du sociétal mais qui néanmoins ressort de cette même problématique. Parmi les sujets qu’elle mit très tôt à son agenda, le statut de la femme est de ceux qu’elle aborde sans complexe. C’est là un enjeu d’égalité et donc de démocratie qui ne laisse pas indifférent les rédacteurs de la publication. Ainsi en 1922, voici 102 ans, H. Berthélémy, professeur de droit et membre de l’Institut, se prononce en faveur du droit de vote des femmes. Dans l’entretien qu’elle accorda en 2023 au tout premier numéro de la nouvelle formule de la RPP, l’ancienne Première ministre Édith Cresson, revenant sur son expérience à Matignon, rappelle que nonobstant l’acquisition de ce droit de suffrage, la place de la femme en politique demeure un combat permanent et difficile. Une histoire d’engagement encore une fois sur laquelle revient aussi la grande politiste, Janine Mossuz-Lavau, dans une relation très personnelle sur son parcours tout à la fois de femme, de chercheuse et de militante.
S’il est un engagement qui fait plus que tout autre sens car porté par l’esprit de sacrifice c’est celui enfin des militaires dont la Revue abritera nombre de prises de positions. De Gaulle comme Juin, les deux plus grands soldats français de leur temps, à vingt années d’intervalle, font l’un et l’autre démonstration de leur capacité de pénétrante analyse autant que d’anticipation.
Écho saisissant que celui de ces hommes d’exception, camarades de promotion, confrontés au feu belliciste de leur siècle, qui l’un dès 1933 en appelle à une révolution copernicienne de l’armée, et l’autre qui en pleine guerre froide pointe les fragilités de l’OTAN qui ne sont rien d’autres que celles de l’Occident face à la détermination idéologique et au récit de l’adversaire soviétique. L’adversaire s’est depuis métamorphosé mais le péril persiste tout autant à l’extérieur que parfois en nous-mêmes.
S’il fallait illustrer la nécessité existentielle d’une aventure intellectuelle, et la Revue en est une jamais démentie, il convient d’en rechercher la justification dans cet encouragement constant à se maintenir en dépit des difficultés et des aléas, et malgré, à l’heure où nous écrivons, cette crise de la culture qui nous enveloppe comme une mauvaise nuit. Une flamme fragile sans doute, parmi d’autres, qui nous autorise à ne pas désespérer du présent pour mieux penser et préparer l’avenir. Longue vie à la RPP…
Arnaud BENEDETTI
Rédacteur en chef de la revue politique et parlementaire