Ce prix « Médicis essai 2023 » est fascinant. Laure Murat enseigne la littérature à l’Université de Los Angeles. Elle est d’ascendance aristocratique. Double. Noblesse d’Empire côté paternel remontant au roi de Naples, et d’ancien Régime côté maternel par la prestigieuse lignée des ducs de Luynes. Une enfance hors normes, dans une tribu anachronique, entre hôtels particuliers parisiens et châteaux pluri-centenaires. Le monde de son adolescence était encore celui de Proust qui avait connu ses arrières grands-parents « dont les noms figurent dans son roman ». Les personnages d’À la recherche du temps perdu lui semblaient appartenir à une lointaine cousinade dont il lui faudrait un jour faire la connaissance. Laure Murat a abordé « La recherche » pour la première fois vers ses vingt ans. Révélation, rupture et décillement.
Tout proustien qui se respecte connaît ses fondamentaux par cœur. La recherche n’est ni un roman à clés incitant à deviner quels personnages réels se cachent derrière les Charlus, Odette, Saint-Loup et autres Norpois, ni un roman historique « dont l’Histoire dicte le décor et l’intrigue », encore moins une chronique mondaine ou de cour à la Saint-Simon dont Proust admirait, au point d’en faire des pastiches dévastateurs, les talents d’observation et d’écriture. Les études proustiennes multipliant les angles d’attaque sont légion, des plus proches du sujet – on pense à Elizabeth de Gramont, contemporaine et amie du prix Goncourt 1919, citée dans l’ouvrage – aux plus savantes, quelquefois décalées. Qu’apporte dès lors ce livre dense et riche, à l’écriture précise, élégante et sans affèterie, d’une étonnante acuité d’analyse, qui met en lumière – mirage dans un miroir, très nabokovien – les qualités spéculaires du « grand œuvre », depuis longtemps décelées mais incomplètement explorées ?
S’écarter des normes sociales et sexuelles mène souvent à une forme d’exil intérieur. « Mon destin, on me l’a assez répété, était de me marier et d’avoir des enfants. Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d’Université aux États-Unis, je vote à gauche et je suis féministe », rappelle Laure Murat. Dès À l’ombre des jeunes filles en fleurs, que ce soit pour la dénigrer ouvertement ou en faire l’apologie subliminale, ce que l’auteur de Sodome et Gomorrhe nomme inversion – et qu’il avait si bien intériorisée – innerve et irrigue une œuvre parfois jugée homophobe. Y coexistent le manifeste et le latent, « les tensions entre ce qui est tu et ce qui est exposé […] l’écart entre le verbe et le langage des corps ». Au cœur de « cette rhétorique de la monstration et du silence », seul l’aveu est rigoureusement exclu. « À la recherche du temps perdu est la scène par excellence de cette érotique de la clandestinité ». Mais, chez Jupien, dans les couples maîtres-valets, le premier peut se trouver sous l’empire du second « et par extension tout pouvoir renversé ». Dès que s’universalise le sujet minoritaire, l’inversion sexuelle « brouille les rapports de classe et de do- mination et mine l’étanchéité sociale », ce que Malaparte, dans une lecture marxiste, avait pressenti dès 1948, dans son impromptu Du côté de chez Proust.
« La recherche » c’est 3 000 pages, 130 heures de lecture en 2 mois. « La vie est trop courte, Proust est trop long ». L’auteure, qui pense exactement le contraire, n’a pas de mots assez durs pour disqualifier cette « ânerie intégrale et fielleuse » proférée par Anatole France. « Personne n’est obligé de lire Proust. Mais tout le monde perd à l’ignorer ». Laure Murat y a cherché, et sans doute trouvé, consolations et réponses aux angoisses liées à sa trajectoire singulière, au travers de « la plus libératoire des identifications symboliques ». Un paragraphe du Temps retrouvé prend ici une importance décisive : « Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres ». S’aventurer dans l’alchimie de « La recherche », « c’est explorer la longue chaîne de signifiants dont le sens n’en finit pas de proliférer ». Les pages étonnantes sur « la sublimation inverse » montrent l’auteure découvrir la vérité de son milieu d’origine « grâce à la littérature, tellement plus exacte, et irréfragable, que l’histoire ». Littérature émancipatrice qui, face à la pauvreté de ses incarnations, lui paraît supérieure à la vie. Vacuité de Swann, « l’érudit sans œuvre » et de Charlus « poète volubile et infructueux de la mondanité », archétypes de ce « monde de formes vides ». Pendant ce temps, hanté par les béances séparant le côté de Méséglise de celui de Guermantes, le petit journaliste que l’on plaçait en 1904 en bout de table à l’hôtel Murat, n’a-t-il pas écrit « le grand livre d’une vocation qui s’achève sur l’embarquement vers la création, en laissant une aristocratie sans œuvre à quai ?
Alain Meininger