« Si j’ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint Onuphre un réduit joignant la chambre où Le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l’ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j’invoquerai le génie de la gloire et du malheur ». Ainsi s’exprimait François-René de Chateaubriand dans un passage resté célèbre des « Mémoires d’Outre-Tombe ».
Le texte, gravé sur une stèle de marbre, aujourd’hui quelque peu délavée par les intempéries, et apposée en 1948 sur un mur extérieur de l’église, rappelle le souhait un temps caressé par l’écrivain de reposer à Saint Onuphre pour l’éternité. Comme d’autres, avant et après lui, Jean-Jacques Rousseau, Goethe, Auguste Comte ou la philosophe chrétienne Simone Weil, l’auteur du Génie du Christianisme fut profondément marqué par la vie et l’œuvre de Torquato Tasso. On sait qu’il abandonna ce projet pour lui préférer reposer sur sa terre natale, sur l’îlot du Grand Bey, face à Saint Malo.
La quiétude du lieu n’a d’égale que la somptuosité du panorama qui se livre au regard ; seul celui que le flâneur peut apercevoir des hauteurs voisines du Pincio peut lui être comparé. A pied, on peut y accéder en s’éloignant du Tibre par quelque escalier ou ruelle pentue. S’offre alors à nos yeux, quelle que soit l’heure du jour, un spectacle d’une beauté à couper le souffle : de Saint Pierre de Rome à l’Aventin, en passant par le Quirinal et le Capitole, clochers, coupoles, monuments antiques et palais renaissance, jusqu’aux collines environnantes, s’étalent aux pieds du marcheur qui se hisse sur le mont Janicule ; les romains le savent qui font de cette colline, en moult occasions, l’une de leurs promenades favorites ; la tradition est ancienne et Philippe Néri, Le Tasse, Chateaubriand, Stendhal et Goethe, parmi d’autres, s’y adonnèrent en leur temps. Au cœur de l’hiver, pour peu que le soleil soit au rendez-vous, le ciel exempt de brume de chaleur décuple la visibilité et délivre une lumière enchanteresse jusqu’aux Abruzzes enneigées. Le Mausolée d’Hadrien, la Villa Médicis, les palais du Capitole, le pont Saint Ange, Saint Andrea della Valle ou les Thermes de Caracalla, dévoilent alors, avec tant d’autres sites antiques ou renaissants, la part d’âme qu’ils confèrent à la ville éternelle.
La biographie du saint éponyme est aussi édifiante qu’incertaine. Né au quatrième siècle de notre ère, Saint Onuphre l’Anachorète aurait été le fils, peut-être illégitime, d’un roi de Perse qui le fit baptiser et l’envoya dans un monastère d’Egypte afin qu’il consacrât son existence à Dieu. Attiré par la vie en Thébaïde, après sa rencontre avec Hermias, vieil ermite d’origine juive, l’homme partît un jour dans le désert, pour y demeurer une soixantaine d’années dans la solitude et le renoncement, « près d’une source avec la seule ombre d’un palmier ». Plus volontiers célébré au sein de la chrétienté orthodoxe, le culte de celui qui est aujourd’hui le patron des tisserands ne s’est vraiment développé en Occident qu’après les Croisades.
Saint Onuphre au Janicule prît corps en 1439 sous la forme d’un ermitage dont il a conservé l’aspect modeste. De la rue, un escalier permet de franchir une grille ornée de deux croix potencées, donnant accès à une terrasse arborée, nantie d’une fontaine, où se dressent l’église et son couvent. Le petit cloître attenant, bâti au milieu du quinzième siècle, est la partie la plus ancienne de l’ensemble. De dimensions réduites, agrémenté de charmants décors picturaux et de plantes vertes émergeant de vases toscans, il a conservé son charme d’origine et une paisibilité absolue. L’église, achevée au seizième siècle, appartenait aux Hiéronymites jusqu’à leur dissolution par le Pape en 1933. Vous n’y trouverez certes point de fascinants Caravage, de marbres aériens du Bernin ou de sculptures bouleversantes de Michel-Ange mais le lieu recèle néanmoins quelques richesses insoupçonnées. Bernardino Pinturicchio s’est chargé des peintures du maitre autel tandis que Domenichino, Baldassarre Peruzzi, Annibale Carache, Cavalier d’Arpin ou Francesco Bassano le jeune, avec sa « Nativité », y ont laissé la trace de leur talent. Les visiteurs, peu nombreux, à peine entrés, n’ont souvent d’yeux que pour la première chapelle latérale, sise à gauche du porche, où se trouve le monument funéraire de Torquato Tasso. On sait que le lieu abrita les ultimes angoisses de l’auteur de la « Jérusalem délivrée » ; invité par Clément VIII à recevoir, comme avant lui Pétrarque, la couronne de lauriers sur le Capitole, il arriva à Saint Onuphre, moribond, le 1er avril 1595 sous une pluie battante, miné par des années d’errance, de déchéance physique et de perte d’inspiration. Il y rendît l’âme le 25 avril, à l’âge de 51 ans, sans avoir pu recevoir les honneurs promis. L’église qui bénéficie de l’extraterritorialité, de par les accords du Latran, et à laquelle est attaché un titre cardinalice (attribué à des cardinaux prêtres titulaires d’une paroisse romaine) a aujourd’hui changé d’affectation ; par « motu proprio » du 15 aout 1948, le Pape en a fait le siège de l’Ordre équestre du Saint Sépulcre, jusqu’alors installé à Jérusalem. L’interprétation poétique de ce geste veut qu’il soit un hommage discret à l’œuvre du Tasse.
Octobre est arrivé. Les esthètes comme les épicuriens vous diront que c’est le plus beau mois pour visiter Rome. Les Romains eux-mêmes le savent qui parlent avec une tendresse toute romantique des « ottobrate », ces belles journées d’octobre où lumière, température de l’air et douceur des soirées se mettent à l’unisson pour faire de la ville éternelle un lieu que l’on se promet de ne plus quitter. Entre une promenade sur les forums impériaux et un chocolat à l’Antico Caffè Greco, prenez la peine de gravir les escaliers qui mènent à Saint Onuphre pour y saluer les Mânes du Tasse et de Chateaubriand.
Alain Meininger