Albin Chalandon était un homme, tout bien compté, marqué du sceau de la pudeur par-delà sa trajectoire remarquable. En 100 ans, il aura réussi à être un résistant émérite ( notamment dans le maquis de Lorris, Loiret qui le marqua à jamais ), un haut fonctionnaire brillant au point de participer activement à la réorganisation de la filière aéronautique nationale dans l’immédiat après-guerre, un trésorier habile du parti gaulliste des grandes années, un ministre émerillonné tant à l’Équipement ou l’Industrie et évidemment place Vendôme en tant que Garde des Sceaux. Et bien évidemment un vif capitaine d’industrie notamment lors de sa présidence d’Elf.
Une telle trajectoire imprime encore la mémoire de milliers de personnes et ce point doit être souligné. Lorsqu’un être s’inscrit ainsi dans la mémoire collective, c’est la preuve de l’efficience de ses actions au service du bien commun. Il acceptait de le souligner avec une certaine fierté s’agissant du nombre de kilomètres d’autoroutes construits sous son impulsion.
Certains se contenteront de voir dans ce parcours celui d’un baron du gaullisme parfois proche d’un certain affairisme ( Garantie foncière, scandale Aranda ) là où la Justice ne l’impliquera nullement ce qui dilue la portée des procureurs de presse qui se sont autorisés bien des excès notamment dans ses liens avec la maison Chaumet.
Pour François Mauriac, » Un auteur ne se décide à écrire une biographie entre mille autres que parce qu’avec ce maître choisi il se sent accordé : pour tenter l’approche d’un homme disparu, la route la meilleure passe par nous-mêmes. » ( in La vie de Jean Racine ). Ainsi, le texte de Pierre Manenti est d’autant plus teinté de sagacité qu’il a préalablement réfléchi sur le Gaullisme social. Incontestablement, ce récit premier lui a ouvert les portes de la compréhension de la trajectoire politique d’Albin Chalandon.
Albin Chalandon, en amont de son mariage avec Salomé Murat, a su être remarqué par de puissantes familles aristocratiques. La liste est conséquente et l’auteur aborde avec tact cette série de mentors parmi lesquels il convient de retenir les Mortemart.
Selon toute vraisemblance, il est attribué à Solange de Rochechouart de Mortemart le fait que le jeune homme courageux parvint à rejoindre les maquis de l’Est du Loiret. De même, il sût tisser des liens avec les Schneider et Wendel et autres familles influentes.
Pour des raisons de santé, il échoua à l’ENS et rejoint quelques années plus tard la fine fleur de l’Inspection des Finances ( 1945 ) où il fit notamment connaissance avec Simon Nora, un des inspirateurs de la » Nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas.
A cet égard, je m’interroge sur les liens qui ont pu exister – ou pas – entre Pierre Juillet ( anti-Chaban ) et Albin Chalandon. Deux grandes intelligences mais dont la convergence demeure incertaine voire électrique.
Catherine Nay et Fabien Chalandon ont notamment contribué à éclairer l’auteur et nous devons les remercier de leurs apports qualifiables de précieux. J’ose une métaphore.
La préface et la conclusion ( écrite par les fils ) sont comme un double serre-livres dont le lecteur prend connaissance le cœur serré tant il émane de ces lignes une tendresse et un respect intellectuel dévolu au disparu.
Les recherches de l’auteur permettent de situer l’ambition politique d’Albin Chalandon qui était à la fois vive mais éloignée du devant des tréteaux. Cet homme d’État œuvrait pour son pays davantage que pour lui-même : toute sa vie en atteste. Et Catherine Nay écrit ainsi dans la préface : » Albin ne parlait pas de lui. Il était un homme sans vanité. «
A cet égard, l’explication consistant à dire que ce type de rectitude a pour siège la pratique ardue des années de Guerre mérite d’être ici retenue et donc soutenue.
Au demeurant, l’auteur nous confirme que le spectre relationnel d’Albin Chalandon était large au point de rejoindre jusqu’au général Pierre de Bénouville qui ne fût pas, dans l’avant-guerre, du même bord.
Un être intelligent et ouvert à l’Autre sont des qualités quand vous présidez un groupe aussi complexe qu’Elf. Il faut savoir nouer des relations avec Omar Bongo mais aussi avec les syndicats des raffineries ou le ministère des Finances sans omettre la confiance du président de la République.
Nul ne peut contester que l’essor d’Elf soit issu des heures de travail acharné de son dirigeant qui a réussi à naviguer en temps de forte houle.
L’écrivain Francis Scott Fitzgerald a su poser une réflexion emblématique : » Montrez-moi un héros et je vous écrirai une tragédie « . Effectivement, en scrutant les lignes de Pierre Manenti, on décèle un héros ( Croix de guerre 1939 – 1945 et Légion d’honneur à titre militaire ) mais aussi de vifs coups d’épée dans le déroulement de certaines étapes de la vie de Chalandon. Tout chrétien sait que le pèlerinage terrestre suppose l’épreuve. Au demeurant, la devise familiale empruntée à Mgr Chalandon tient lieu de réconfort : » Noli timere, ecce ego tecum sum : » Ne crains rien, car je suis avec toi » ( extrait du Livre d’Isaïe, chapitre 43 ).
Au fil des années, l’auteur nous replonge dans l’atmosphère studieuse et enthousiaste des cabinets ministériels. J’ai eu plaisir à lire les passages qui évoquent Paul Ramadier, son sens de l’État et sa robuste force de travail.
En 1950, Albin Chalandon rejoint la BNCI : banque publique où il fera la connaissance des frères Mercier. Gustave Mercier étant le fondateur d’Alsthom ( 1928 ) et de Compagnie française des pétroles ( 1929 ). Premier contact direct avec l’univers du monde des entrepreneurs complétant ses liens préalables avec Marcel Dassault.
La période 1958-1962 est mouvementée et démontre que Chalandon savait défendre ses convictions tant vis-à-vis d’Antoine Pinay sur le plan économique que face à Alain de Sérigny ( L’Écho d’Alger ).
Pour le Général de Gaulle, » Albin Chalandon était une valeur » ce qui déplut à certains proches de Georges Pompidou qui conviennent néanmoins de son talent en matière de développement de la maison individuelle tranchant ainsi avec la politique des grands ensembles. Au fond, il s’inspira de la loi Loucheur de 1928, socle des pavillons de banlieue. Et l’affaire des » chalandonnettes » est dérisoire au regard d’autres malfaçons issues de commandes publiques.
Fidèle au Général comme l’a confirmé Bernard Tricot ( au présent rédacteur en présence d’Augustin de Romanet en 1982 ), le ministre Chalandon aura été aussi bon skieur qu’habile dans ses rapports avec le Parlement comme le rapporte finement Pierre Manenti.
Lorsque la présidence d’Elf est évoquée, certains sont heureux de faire des tartines au sujet des avions renifleurs en omettant de souligner que ce dossier n’a jamais été initialisé par Chalandon mais par son prédécesseur en 1975. Le trop fameux Pierre Guillaumat.
Le journaliste du Monde, Bernard Franck, évoque le vocable de » mémoires oublieuses » et effectivement notre époque aime parfois à conserver quelques slogans ( Chaumet, Dailly, … ) même dans les cas navrants où ils ne se conjuguent pas avec la Vérité. Ainsi son rôle de Garde des Sceaux reste à dévoiler…
Cette vérité, seul le » Bel Albin » ( sic ) la connaissait et il n’a jamais voulu suivre la suggestion de l’attirante Catherine Nay consistant à écrire ses mémoires.
Cet homme pudique en savait trop sur son époque et il a probablement été pris en étau entre le désir de fidélité du récit et les risques divers de la narration publique.
Tout dire était impossible et se contenter d’un écrit édulcoré n’était ni digne de son intelligence ni de son rang de grand-croix dans l’ordre de la Légion d’honneur.
Pierre Manenti nous propose un récit à la fois reflet de sa puissance cognitive personnelle et de son sens très objectif de l’Histoire.
Son livre est sincèrement si bien construit qu’il est à mille lieux de synthèses médiocres. Face à un titan que fût Albin Chalandon, l’auteur a su parvenir à une hauteur remarquable tout en laissant son lectorat libre de conclure certains pans des cent ans d’un grand Français où l’ombre se bat avec la lumière.
Jean-Yves Archer
Economiste et membre de la Société d’Economie Politique