Longtemps victime d’une image négative dans les opinions publiques des pays occidentaux, l’Afrique subsaharienne, taux de croissance économique obligent, suscite aujourd’hui un intérêt grandissant auprès de leurs gouvernements et de leurs entreprises. Comme si au temps de l’afro-pessimisme succédait celui de l’afro-optimisme !
Pourtant, à propos de ce continent plus que de tout autre, il faut se garder des jugements tranchés et des généralisations hâtives : d’abord, parce qu’abusés peut-être par une identique couleur de peau, nous avons tendance à négliger l’infinie variété des peuples qui l’habitent, et à considérer naïvement que ce qui vaut pour le Niger vaut également pour le Gabon ou le Kenya, alors que nul ne s’aviserait de « mettre dans le même sac » la Suède et la Bulgarie ; ensuite, parce que, s’agissant du devenir de sociétés humaines, il nous faut prendre en compte non l’horizon à cinq ou dix ans, mais le « temps long », celui de la succession des générations.
C’est en tentant d’intégrer cette dimension temporelle et en nous référant principalement aux pays d’Afrique occidentale et centrale francophone, que nous nous interrogerons sur le présent et l’avenir de sociétés en transition qui, si elles peuvent nous apparaître aujourd’hui en porte-à-faux, n’en sont pas moins en situation de retrouver leur équilibre, à plus ou moins brève échéance.
Des sociétés transitoirement en porte-à-faux
Ce qui frappe l’observateur de ces sociétés, c’est évidemment le décalage entre l’état des mœurs et valeurs sociales, et le contexte technique, économique et institutionnel dans lequel elles vivent. Une fois admise l’origine de celui-ci, comment s’étonner de ses effets ?
Aux origines du décalage : des sociétés bousculées dans leur évolution
Nous avons du mal à concevoir le choc qu’a pu représenter, pour des sociétés traditionnelles, la colonisation, ou pour les rares pays qui n’ont pas été intégrés aux empires européens, l’entrée dans le « nouveau monde » : avec ou sans violence, des étrangers sont arrivés, ont pris le pouvoir et ont administré des populations dont ils ne savaient pas grand-chose, quand ils n’en ignoraient pas à peu près tout, transposant et imposant institutions et valeurs, sans se soucier des souhaits des habitants ou de leur aptitude à les adopter. En quelques décennies, l’univers de ceux-ci a été bouleversé de façon exogène, c’est-à-dire sous l’influence de forces extérieures, et ils ont été invités à parcourir, en deux ou trois générations, le chemin que les peuples d’Europe, à la suite de processus pour une bonne part endogènes, avaient mis plusieurs siècles voire, à considérer certaines sociétés d’Afrique centrale1, quelques millénaires à suivre. S’il fallait chercher des précédents à un tel chambardement, c’est peut-être du côté de la romanisation de la Gaule qu’il faudrait se tourner, encore que l’on puisse raisonnablement supposer qu’eu égard à l’état des techniques il y a deux mille ans, le changement a été moins rapide et moins profond !
À la fin du XIXe siècle, Émile Durkheim s’inquiétait des conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation sur la cohésion sociale des sociétés occidentales2 et utilisait le terme d’anomie pour décrire une situation dans laquelle cette cohésion est mise à mal par suite de la perte ou de l’effacement des valeurs. Mutations pourtant « relatives » au regard de celles qu’ont vécues les sociétés africaines depuis un peu plus d’un siècle :
- dans l’ordre politique : constitution de territoires (à l’époque coloniale3), puis d’États souverains (après les Indépendances), au caractère souvent artificiel car regroupant des peuples de traditions et cultures différentes ; mise en place d’institutions politiques inspirées de l’Occident, introduction et diffusion de l’écriture, administration et enseignement dans une langue européenne ;
- dans l’ordre économique et démographique : généralisation de la monnaie, urbanisation (principalement après les Indépendances) ;
- dans l’ordre religieux, abandon progressif des cultes ancestraux au profit de l’islam4 ou du christianisme…
Et il ne serait pas difficile d’allonger la liste. Ce qui est sûr, c’est que ces mutations, en raison de leur nombre, de leur ampleur mais aussi de leur rapidité, ont eu des conséquences redoutables :
- elles ont altéré les valeurs sur lesquelles reposaient l’ordre social et les structures d’encadrement des individus, compromettant ainsi la régulation sociale traditionnelle,
- tout en laissant subsister un écart important entre les valeurs désormais communément admises et les mœurs en découlant, et les comportements et pratiques nécessaires à la bonne marche de sociétés en voie de transformation ; d’où évidemment des « dysfonctionnements » dont il serait naïf de s’étonner.
Les effets du décalage : le prétendu « mal africain »
De cette entrée à marches forcées et souvent aux forceps dans l’univers moderne, les effets sont innombrables. Nous nous contenterons d’en rappeler quelques-uns, parmi ceux qui focalisent l’attention des opinions publiques occidentales.
L’explosion démographique
L’Afrique subsaharienne (singulièrement l’Afrique de l’Ouest) connaît, on le sait, une croissance démographique sans précédent : dans un cas extrême, celui du Niger, le taux de fécondité5 reste en 2019 supérieur à 76, et le pays qui, d’après les statistiques et projections des Nations unies, comptait 3,40 millions d’habitants en 1960 (à l’Indépendance) et 16,4 millions en 2010, pourrait en avoir 68,5 millions en 2050 puis 192 millions en 21007. Les prévisions sont heureusement faites pour être démenties par les faits…
La situation, certes variable d’un pays à l’autre, s’explique par le fait que nombre d’entre eux n’ont pas commencé ou entament à peine la « transition démographique » qui doit les conduire à des taux de fécondité proches de ceux observés dans d’autres parties du monde, ce qui veut dire que leurs habitants n’ont pas encore « ajusté » leurs valeurs et comportements au nouvel état des choses, dans l’ordre médical, technique et économique. Ces valeurs et comportements, que contribuent à conforter les prescriptions religieuses, restent, pour l’essentiel, ceux d’autrefois, du temps d’avant les progrès médicaux où il fallait mettre au monde une dizaine d’enfants, dans l’espoir que deux ou trois atteindraient l’âge adulte et seraient ainsi en mesure de soutenir leurs vieux parents, et où il fallait en conséquence marier les filles dès qu’elles étaient en âge de procréer, de l’époque des sociétés rurales, où loin d’être durablement une charge, les enfants se rendaient utiles (aux champs en particulier) dès 8 ou 9 ans.
Avec les progrès de l’urbanisation et le déclin relatif de la population des campagnes, il est clair que ces valeurs et comportements sont appelés à évoluer et à s’ajuster au nouvel état des choses ; déjà, dans les grandes villes africaines, l’idéal familial (en termes de nombre d’enfants) des cadres de la quarantaine, conscients des coûts de l’éducation, s’écarte de celui de leurs parents, pour se rapprocher de celui qui se diffuse petit à petit dans le monde.
En tout état de cause, la transition démographique se fera ; la question est évidemment de savoir quand. Si la pauvreté régresse, c’est-à-dire si le taux croissance économique est supérieur à celui de la population, elle pourrait se produire plus tôt que les projections démographiques ne le font augurer. L’exemple des pays du Maghreb est à cet égard encourageant : au Maroc, au début des années 1960, le taux de fécondité restait supérieur à 7 ; depuis 2016 il est inférieur à 2,5 et la tendance est à la baisse. Une évolution similaire est observée en Tunisie où, partant du même niveau, le taux est tombé aux environs de 2 à partir de 2000 avec, il est vrai, une très légère tendance à la progression depuis lors8.
La mal-gouvernance
Nous avons souvent le sentiment que nombre de pays africains souffrent d’une mal-gouvernance, à l’origine d’une histoire parfois chaotique. Deux problèmes semblent à cet égard en cause ; il y a d’abord celui de la formation et de la sélection des élites ; il y a ensuite celui du cadre territorial et de la composition de la population.
La question de la formation et de la sélection concerne les élites aussi bien politiques qu’administratives, tant il est clair qu’en l’absence d’une administration solide, un gouvernement, si décidé soit-il, est privé de moyens d’action.
Les défaillances à ce sujet tiennent à des raisons historiques mais aussi à des questions de mentalités. Du premier point de vue, le cas de la République démocratique du Congo (ex- Congo belge) est caricatural puisque, du fait d’un accès précipité à l’Indépendance, cet immense pays ne comptait en 1960 qu’une poignée de cadres ayant atteint au moins le niveau du baccalauréat. Pour être moins alarmante, la situation n’était pas non plus brillante dans plusieurs pays de l’ancien domaine français. Au Sénégal (pays dont les liens avec la France sont les plus anciens), en revanche, l’effort en faveur de l’éducation avait été à la fois plus durable et plus important9 : et ce n’est sans doute pas un hasard si le pays est souvent cité comme exemple de démocratie et de bonne gouvernance !
Au-delà des raisons historiques, et même si un mauvais départ n’est évidemment pas fait pour favoriser une évolution harmonieuse, il ne faudrait pas sous-estimer le poids des mentalités et des traditions. S’il est ancien en Chine et dans sa zone d’influence politique et culturelle10, dans la plupart des pays du monde11, le mérite en tant que critère du recrutement et de promotion12 sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».] ne remplace que récemment et partiellement celui de la naissance (et des relations) pour l’accès aux différentes fonctions, remplacement imputable à la complexification des sociétés modernes, et par suite à la « technicisation » et à la professionnalisation des activités : qui songerait à confier sa vie à un pilote d’avion ou à un chirurgien dont, au final, la principale qualité serait d’être le « fils de » ou le membre de tel groupe familial ou ethnique ? Si le critère du mérite n’est évidemment pas absent d’Afrique, il n’est pas douteux qu’il y est moins prégnant qu’ailleurs, que ses progrès y sont plus lents et que le poids des critères traditionnels : âge, naissance, relations, appartenance à tel groupe humain, continue d’y être plus lourd. C’est particulièrement vrai pour l’accès aux carrières de l’administration publique et leur déroulement13, avec les conséquences que l’on devine quant à l’efficacité de l’action administrative : en forçant un peu le trait, c’est une heureuse circonstance si l’agent qui sait devoir sa nomination ou sa promotion à des raisons sans rapport avec sa compétence et sa façon de servir, a la capacité et la volonté d’effectuer les tâches que sa hiérarchie lui confie !
La question de l’appartenance à un groupe humain rejoint celle de la constitution des États, déjà évoquée. Tous les États étant pluriethniques14, c’est-à-dire rassemblant des populations de traditions, cultures et souvent langues différentes, parfois en conflit, ouvert ou larvé, dans un passé récent, on comprend que chaque groupe veuille « pousser » ses candidats aux différentes fonctions, indépendamment de leur profil professionnel. On comprend aussi la difficulté qu’il y a à gouverner et administrer de tels ensembles :
- ils sont humainement hétérogènes ;
- ils sont vastes, comparativement à ceux qui les ont précédés, même si la taille de la majorité d’entre eux reste raisonnable voire modeste15 : l’Afrique contemporaine regroupe, du Nord au Sud, cinquante-quatre pays alors que l’on estime que l’Afrique précoloniale comptait une dizaine de milliers d’entités politiques !
Dans ces conditions, toute décision ayant tôt fait d’être interprétée comme prise au détriment de telle ou telle partie de la population, gérer les nouveaux États exige une somme de qualités et de compétences rares, auxquelles ne prédisposent guère les mentalités et comportements traditionnels qui, s’ils n’ont pas fait obstacle à plusieurs moments historiques à la constitution de grands empires (en Afrique de l’Ouest, en particulier), semblent néanmoins beaucoup mieux convenir à la conduite de groupes humains homogènes et de moindre taille.
Au total, et même si l’autoritarisme de certains d’entre eux peut faire illusion, les dirigeants se retrouvent à la tête d’États faibles, ballotés entre des intérêts contradictoires, et donc mal armés pour concevoir, édicter et surtout faire appliquer la loi commune.
La corruption
Les opinions occidentales sont très sensibles, on le sait, à la question de la corruption et, de fait, nombre de pays d’Afrique figurent dans les profondeurs des classements internationaux régulièrement établis à ce sujet16. Mais plus qu’à la mesure de la corruption, toujours plus ou moins sujette à caution, c’est à ses ressorts spécifiques dans les sociétés africaines qu’il faut s’arrêter, et particulièrement aux valeurs de solidarité qui continuent de les imprégner.
Les sociétés occidentales vivent à l’heure de l’individu-roi : si celui-ci (et avec lui la famille nucléaire) a pu s’autonomiser vis-à-vis de la famille élargie du passé, c’est parce que des institutions fonctionnant comme autant de « filets de sécurité » ont été mises progressivement en place, assurant à chacun protection face à la maladie, le chômage ou la vieillesse. Comme dans l’Europe des siècles passés, rien de tel en Afrique pour la grande majorité de la population : lorsqu’il est en mauvaise santé, sans travail ou âgé, l’individu ne peut compter que sur l’aide de ses proches : parents, enfants, oncles, neveux, cousins…Cette solidarité familiale qui, dans des sociétés polygamiques (ou récemment encore polygamiques), peut s’étendre très loin, explique sans doute que l’on ne rencontre pas en Afrique la misère noire, le dénuement total, que l’on observe sur d’autres continents.
Mais la médaille a son revers ; dans des sociétés marquées par la pauvreté, où l’épargne est très faible, il y a, à tout moment, des membres du groupe familial en position difficile.
Ils n’auront nulle gêne à solliciter les parents ou alliés qu’ils jugent en mesure de leur prêter main forte, lesquels, s’ils le peuvent, y regarderont à deux fois avant de faire la sourde oreille : parce qu’ils partagent les mêmes valeurs de solidarité, mais aussi pour ne pas être stigmatisés par tout le groupe et courir le risque de se retrouver un jour, si la roue tourne, seuls face à l’adversité. Il faudrait ajouter que dans des pays où la fonction publique continue d’assurer la majorité de l’emploi salarié « sûr », c’est à ses agents que s’adressent préférentiellement les solliciteurs : d’où la lutte pour occuper les postes « stratégiques » qui, s’ils n’offrent que de modestes rémunérations, fournissent l’occasion de fructueux « à-côtés », qui permettront d’envoyer un oncle se faire soigner à l’étranger ou de financer le pèlerinage à la Mecque de la maman… Et comme ces postes sont très convoités, que les gouvernements et majorités politiques ne sont pas éternels, leurs détenteurs, sachant leur temps compté, pourront avoir à cœur de préparer l’avenir…
Essayer de comprendre les ressorts de la corruption en Afrique sous ses multiples formes17, c’est observer, sans méconnaître les motifs égoïstes auxquels elle obéit aussi, qu’elle est intimement liée aux valeurs de solidarité combinées à des situations de pauvreté et de précarité ; ce n’est ni la justifier ni ignorer ses effets destructeurs, quand elle aboutit à mettre à l’encan des postes de fonctionnaires, touche des secteurs aussi sensibles que la santé ou l’éducation, s’en prend à la justice, au risque, en compromettant la sécurité juridique, de décourager les investisseurs et d’enrayer le processus de développement… C’est rappeler qu’elle n’est pas de même nature et qu’on ne saurait porter sur elle le même regard que dans les pays dont les habitants bénéficient de « filets de sécurité » : dans un cas, elle vise à fournir le superflu à des individus, dans l’autre, elle contribue à assurer le nécessaire à des familles. C’est observer également que les efforts des partenaires internationaux et les promesses des gouvernements nationaux ont toutes chances de rester de peu d’effet aussi longtemps que ses causes, la pauvreté et la précarité, n’auront pas significativement reculé.
L’inégalité sociale
La conséquence de cette situation, et singulièrement de la faiblesse des États et de la corruption, qui laissent « le renard libre dans le poulailler libre », est une forte inégalité sociale. Pour en avoir une idée, il nous faut remonter d’au moins un siècle dans le passé des sociétés européennes : tandis que les descendants de ceux qui, forts de leur niveau d’instruction, ont remplacé les fonctionnaires européens et investi les appareils des nouveaux États dans les décennies des Indépendances, monopolisent pouvoir et avantages, une importante partie de la population vit dans la précarité, sans épargne ni réserve pour faire face aux aléas de la vie ; dans les grandes capitales africaines, comme dans le Paris de Balzac, quelques centaines de milliers d’individus se lèvent chaque matin sans être sûrs d’avoir de quoi manger à midi !
Seules des politiques volontaristes des gouvernements nationaux et une forte implication de la communauté internationale en matière éducative, pourront permettre, nous y reviendrons, de faire évoluer la situation : pour l’heure, l’École publique, seule accessible aux pauvres, « dysfonctionne », ce qui bloque l’ « ascenseur social » et ne laisse qu’une très faible chance aux enfants des couches les moins favorisées d’échapper à leur condition.
S’il convient de ne pas se voiler la face devant les maux dont souffrent nombre de sociétés africaines, car la politique de l’autruche serait la pire de toutes, il ne faut pas pour autant céder au pessimisme : la donne se modifie de plusieurs points de vue et son changement est de nature à accélérer celle des comportements et valeurs sociales, et à permettre à ces sociétés de retrouver leur équilibre.
Des sociétés en position de retrouver leur équilibre
Depuis une vingtaine d’années, de façon souterraine et comme masquée par le pessimisme ambiant, des évolutions se dessinent, les situations, conditions de vie et mentalités bougent ; plusieurs facteurs sont à l’œuvre qui, pour avoir leur plein effet, devront être relayés par des politiques publiques volontaristes.
Une nouvelle donne prometteuse
D’une nouvelle donne multiforme, nous ne retiendrons que quelques aspects, dans l’ordre technique, démographique, institutionnel et des relations internationales.
La donne technique
À cet égard, l’Afrique connaît deux révolutions, l’une actuelle, l’autre potentielle, porteuses, l’une et l’autre, de conséquences décisives.
La première est celle de la communication. L’Afrique a fait l’économie du téléphone fixe et des lourds investissements qu’il exige. Bientôt, chacun pourra y disposer d’un téléphone et d’une connexion à Internet, ce qui est en passe d’être le cas dans les villes, et le sera dans les campagnes au fur et à mesure des progrès de l’électrification. On mesure les effets à terme de cette révolution : échanges entre individus et citoyens facilités, de nature à rapprocher les valeurs et comportements, et à développer le sentiment d’appartenance à une même communauté nationale ; accès à l’information et aux connaissances universelles permettant de remédier à l’absence ou à la pauvreté des bibliothèques et des centres de documentation, diffusion de l’instruction au moyen des techniques de l’enseignement à distance…
La seconde révolution, à venir, est celle de l’électricité, qui rendra possible la généralisation de la première.
Là aussi, l’Afrique, riche en soleil et donc potentiellement en énergies photovoltaïques, a de bonnes chances de pouvoir se passer des gros investissements nécessaires à la production et au transport du courant. Le maillage des territoires par des sources d’énergie décentralisées n’améliorera pas seulement les conditions de vie des populations, il permettra la création et le développement d’activités dans les domaines agricole, industriel, tertiaire, de nature à ralentir l’exode rural.
La donne démographique et sociale
Tout autant que l’explosion démographique, l’urbanisation (et particulièrement l’hypertrophie des capitales), fruit de l’exode rural, s’avère préoccupante, car galopante : faute d’être prévue et régulée, elle se heurte à l’insuffisance des infrastructures indispensables (axes et moyens de communication, approvisionnement en eau, évacuation et traitement des déchets solides et liquides…) et confronte les habitants des villes à des conditions de vie dégradées.
Mais, ces aspects négatifs ne sauraient occulter ce que l’urbanisation peut avoir de positif : elle met les populations venant d’horizons divers en contact les unes avec les autres mais aussi avec un univers différent de celui des campagnes, ce qui favorise l’évolution des mentalités et des pratiques sociales, en même temps que l’intercompréhension et le métissage culturel : les mariages mixtes (entre conjoints d’ethnies distinctes) se multiplient, l’usage d’une langue commune (généralement la langue officielle) s’étend, le sentiment d’appartenance à une même nation se fortifie. Évolution que ne peut que consolider la constitution progressive de classes moyennes dans les capitales : elles en sont les pionnières et représentent des « guides d’opinion », appelés à être imités par les autres couches de la population.
Leur influence pourrait se faire particulièrement sentir en matière démographique où elles adoptent, on l’a vu, des comportements clairement en rupture avec ceux qu’inspire la tradition, influence qui ne peut manquer de hâter la transition démographique en renforçant une tendance observée dans de nombreux pays : celle de la baisse de la natalité dans les grandes villes, qualifiées pour cela de « tombeaux des familles », en raison du coût de la vie et des difficultés de logement mais aussi du fait que les enfants y constituent durablement une charge.
La donne institutionnelle
Sous les apparences de l’immobilité, la donne institutionnelle elle aussi évolue, tant au regard des vies politiques nationales que de la coopération régionale.
Du premier point de vue, si des institutions politiques proches de celles des démocraties occidentales sont en place depuis les Indépendances, il faut observer que leurs modalités de fonctionnement, certes variables d’un pays à l’autre au gré des contingences locales, ont été profondément modifiées par l’instauration du multipartisme ; dans plusieurs pays, l’alternance politique a eu lieu et, en tout état de cause, l’esprit public ne tolère plus les coups d’État militaires18.
C’est le signe que les valeurs démocratiques, et les pratiques qui leur sont liées, sont vécues comme des idéaux par de larges fractions des opinions, même si elles peinent parfois à s’incarner dans les faits.
S’agissant de la coopération régionale, ce n’est assurément pas d’hier qu’existent, sous des appellations qui ont pu changer, des organisations qui lui sont consacrées19. Ce qui est sûr, c’est que, conscients de la nécessité, pour promouvoir le développement, d’offrir aux acteurs économiques des espaces plus vastes que ceux de beaucoup d’États, les dirigeants africains s’emploient à l’approfondir. C’est ainsi, qu’entre autres initiatives, on peut relever la création, en 1993, de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) : elle a pour mission d’instituer un cadre légal et réglementaire commun aux États membres20, de façon à écarter les risques d’insécurité juridique et judiciaire, et à inciter les entreprises à investir sur leurs territoires.
La donne internationale
Après des décennies de relatif délaissement, l’Afrique suscite l’engouement de la communauté internationale, des opérateurs privés aussi bien que des États, pour des raisons à la fois positives et négatives. Vue de pays où la population vieillit, où les ressources naturelles sont limitées ou s’épuisent, où de multiples réglementations corsètent l’initiative, où les taux de croissance se tassent, l’Afrique, avec les richesses de son sol et de son sous-sol, sa jeunesse nombreuse, sa consommation privée dynamique et ses immenses besoins en investissements publics, est perçue comme promise à un bel avenir, sinon aujourd’hui ou demain, du moins à terme, et donc appelée à offrir de fructueuses opportunités. L’intérêt bien compris invite donc à y prendre position, avant que les places n’y soient devenues trop chères… Et il faudrait observer que la Chine n’est sans doute pas étrangère à ce revirement : en affirmant massivement, depuis une dizaine d’années, sa présence (restée jusque-là marginale) sur le continent, elle a puissamment contribué à attirer l’attention sur lui et sans doute, le jeu des rivalités entre Puissances aidant, a incité les autres pays à ne pas lui abandonner le terrain !
À ces raisons s’ajoute, pour les pays européens, particulièrement pour les anciennes puissances coloniales qui ont conservé des liens étroits avec les États indépendants et accueillent sur leur sol d’importantes diasporas africaines, la volonté de maîtriser les flux migratoires. Dans ce but, il ne suffit pas d’établir des barrières à l’entrée ; pour dissuader les jeunes de céder au mirage de l’Europe, il faut leur donner des motifs de ne pas partir, c’est-à-dire s’employer à leur offrir sur place des conditions et perspectives de vie qui les dissuaderont de tenter l’aventure.
D’indispensables politiques d’accompagnement
Pour faire mentir René Dumont à un demi-siècle de distance21, pour redonner ses chances à l’Afrique et transformer les potentialités en réalisations, des objectifs prioritaires sont à définir par les gouvernements nationaux et des politiques volontaristes à mener pour les atteindre, avec l’appui de la communauté internationale et des bailleurs.
Il s’agit d’abord de réunir les conditions du développement dans l’ordre matériel.
Dans ce but, des investissements massifs sont nécessaires pour électrifier le continent, parce que sans énergie rien n’est possible, et pour étendre et améliorer les réseaux de transports (et d’abord les réseaux routiers), parce qu’ils sont la base d’une économie d’échange. La communauté internationale est d’ores et déjà très consciente de ces impératifs : en témoignent l’engagement de la Fondation Énergies pour l’Afrique22 et la forte implication de l’Union européenne dans les domaines respectivement de l’électricité et des transports.
Mais le plus difficile sera sans doute d’enclencher le changement dans deux secteurs clés, ceux de la santé et de l’éducation : parce que, pour modifier l’ordre des choses, il ne suffit pas de réunir d’importants moyens, il faut agir sur les comportements, remettre en cause des modes de fonctionnement sociaux et des situations acquises.
Dans le secteur de la santé, pour que des populations entières ne restent pas démunies face à la maladie, un vaste chantier va devoir être conduit : il doit notamment porter sur la formation des différentes catégories de personnels, sur leur rémunération, pour qu’ils n’aient plus la tentation de négliger leurs fonctions dans les structures publiques afin de compléter leurs revenus dans des activités privées, sur la définition d’une carte sanitaire, sur la construction ou la rénovation d’établissements de soins ainsi que sur leur équipement.
Mais le secteur le plus sensible au regard de la préparation de l’avenir est sans doute celui de l’éducation car actuellement de nombreux pays sont confrontés à des problèmes de formation de leur jeunesse. D’abord, parce qu’une fraction de celle-ci, variable d’un État à l’autre, n’est pas scolarisée (cf. l’exemple de la Côte d’Ivoire et du Niger – tableaux 1 et 2) ; ensuite, parce que celle qui l’est ne bénéficie qu’inégalement des conditions qui lui permettraient d’en tirer véritablement profit :
- l’École publique, seule accessible aux plus modestes, « dysfonctionne » gravement : classes surchargées23, temps d’enseignement réduits24 ; fonction enseignante sous-valorisée et sous-rémunérée, que les meilleurs étudiants fuient et que ceux qui sont entrés, souvent à leur corps défendant, dans la carrière cherchent à abandonner ;
- les écoles privées, qui accueillent par suite des effectifs croissants, sont généralement conçues comme des entreprises à but lucratif, avec des enseignants inégalement qualifiés, au statut précaire (vacataires), qui trop souvent ne sont là que parce qu’ils n’ont pas réussi à trouver meilleur emploi ailleurs.
La conséquence de cet état de choses est qu’un fort pourcentage d’enfants, particulièrement de filles, n’achève pas le cycle primaire (souvent après avoir fréquenté l’école trop peu de temps pour qu’il en reste plus que quelques minces traces) et que, pour ceux qui poursuivent, vaille que vaille, leur scolarité, le niveau demeure faible.
Cette situation, qui n’a sans doute pas assez retenu l’attention des gouvernements et de la communauté internationale, appelle des mesures énergiques pour que l’École puisse remplir les missions que l’on attend d’elle dans des sociétés en transition :
- instruire la jeunesse, c’est-à-dire former les élites et cadres de demain mais aussi donner une éducation suffisante à l’ensemble des enfants pour leur permettre à la fois de se préparer à un métier ou à un emploi et de s’orienter dans le monde moderne ;
- en même temps, favoriser l’évolution des mentalités, pour les adapter à la nouvelle donne et également pour les rapprocher, et ainsi renforcer l’unité nationale ;
- et cela en accordant un intérêt particulier à l’instruction des filles : parce qu’elles sont généralement moins scolarisées que les garçons et sont les premières à abandonner l’école, mais aussi parce que les enquêtes indiquent clairement que les taux de fécondité baissent lorsque leur niveau d’éducation augmente.
Quelles que soient les déficiences de l’offre de formation, l’Afrique dispose en tout cas d’un atout majeur pour « gagner la bataille de l’éducation » : la vigueur de sa demande d’instruction, qui ne se dément pas, comme en témoignent le succès des écoles privées et les sacrifices consentis par les familles pour y envoyer leurs enfants.
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* *
Des évolutions décisives se dessinent depuis une trentaine d’années, dont nous méconnaissons trop souvent l’ampleur : elles intéressent aussi bien le domaine des faits que celui des mentalités et, se renforçant mutuellement, elles constituent autant de motifs d’en finir avec l’afro-pessimisme et de réviser le regard que nous portons sur les sociétés africaines.
À cet égard, une question ne peut manquer d’être posée : combien de temps faudra-t-il pour que ces évolutions produisent leur plein effet ? Vivant à l’ère de l’instantanéité, de l’univers virtuel, nous voudrions que, comme dans celui-ci, les changements sociaux soient immédiats, alors qu’en ce qui les concerne, il faut « laisser le temps au temps », raisonner non en termes d’années mais de générations, considérer non la situation à un moment donné, mais bien la tendance.
Or, en dépit des apparences, celle-ci est positive, ce dont il conviendrait que prennent sans tarder conscience les Européens, et parmi eux les Français, particulièrement les plus jeunes, visiblement peu attirés par le continent, sous peine de « rater le train » ! Par rapport à leurs compétiteurs asiatiques, ils jouissent d’une immense chance, celle de partager avec les habitants une langue (anglais, espagnol, français ou portugais) et des éléments de culture communs, fruit de systèmes scolaires présentant de larges similitudes et gages de compréhension mutuelle ; il serait dommage de la gâcher !
Daniel Gouadain
Professeur des Universités honoraire
- Pour une description du Gabon de l’entre-deux-guerres, voir notamment Christian Dedet, La mémoire du fleuve : L’Afrique aventureuse de Jean Michonnet, 1984, Paris, éditions Phébus. ↩
- Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893, Paris, éditions Félix Alcan. ↩
- S’apparentant initialement, du moins dans le domaine français, à de simples circonscriptions administratives, car faisant partie d’une même fédération (Afrique-Occidentale française – AOF ou Afrique-Équatoriale française – AEF, selon le cas), et donc le plus souvent séparées des territoires voisins par de simples limites administratives et non par des frontières au sens international du terme. ↩
- Dont l’introduction en zone sahélienne est déjà ancienne. ↩
- Nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer. ↩
- À titre de comparaison, le taux de fécondité en 2017 était de 1,89 en France et de 1,34 en Italie. ↩
- Source : Organisation des Nations unies, Département des affaires économiques et sociales, Perspectives de la population mondiale, La révision de 2017. Pour les projections, « variante moyenne ». ↩
- Source : Université de Sherbrooke, Québec, Canada, Perspective Monde, http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/tend/TUN/fr/SP.DYN.TFRT.IN.html ↩
- L’école William Ponty (école normale fédérale de l’Afrique-Occidentale française – AOF, installée successivement à Saint-Louis, Gorée puis Sebikhotane) a été créée en 1903 ; l’université de Dakar a été fondée en 1957 (inaugurée en 1959). Ces deux institutions avaient vocation à former les cadres non seulement du Sénégal mais aussi de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest francophone. ↩
- Où des formes de recrutement sur la base du mérite personnel apparaissent déjà sous la dynastie des Quin (221-207 av. J.-C.). ↩
- Y compris ceux d’Europe occidentale. ↩
- Proclamé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du 26 août 1789 pour l’accès aux emplois publics (article VI) : « Tous les Citoyens étant égaux [aux yeux de la loi ↩
- On connaît la boutade. À une personne sollicitant un emploi, on demande, aux États-Unis : que savez-vous faire ? En France : quel diplôme avez-vous ? En Afrique : qui connaissez-vous ? ↩
- Le nombre d’ethnies pouvant varier de dix à vingt en Afrique sahélienne, à plusieurs dizaines en Afrique de l’Ouest côtière et jusqu’à plusieurs centaines en Afrique centrale (République démocratique du Congo, Cameroun). ↩
- Le Sénégal a une superficie de 196 722 km2 et 15 millions d’habitants (estimation 2018), le Togo 56 785 km2 et 7,5 millions d’habitants (en 2015), mais la République démocratique du Congo a une superficie de 2 345 409 km2 et 81 millions d’habitants (en 2017), le Nigeria, 923 768 km2 et 191 millions d’habitants (en 2017). ↩
- Transparency International a classé 180 pays en 2017. Le pays le mieux classé (corruption la plus faible) d’Afrique occidentale et centrale est le Rwanda à la 48e place, suivi par Sao Tomé et Principe (64e), le Sénégal (66e) et le Burkina Faso (« le pays des hommes intègres », 74e) ; à l’autre extrémité figurent notamment le Congo (161e), la République démocratique du Congo (161e), la Guinée équatoriale (171e), la Guinée Bissau (171e). Source : Transparency International. ↩
- Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La corruption quotidienne en Afrique de l’Ouest », Politique africaine, n° 83, 2001, p. 8-37 ; Mahaman Tidjani Alou, « La justice au plus offrant, Les infortunes du système judiciaire en Afrique de l’Ouest (autour du cas du Niger) », Politique africaine, n° 83, 2001, p. 59-78. ↩
- Les exemples récents de la République de Guinée (Conakry) et du Burkina Faso en font foi. ↩
- En Afrique de l’Ouest : – l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, créée en 1994), qui regroupe huit États et fait suite, avec des fonctions très élargies, à l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA créée en 1962) ; – la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO, créée en 1975), qui regroupe quinze États. En Afrique centrale : – la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC, créée en 1994), qui regroupe six États et fait suite à l’Union douanière et économique d’Afrique centrale (UDEAC, créée en 1964). – la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC, créée en 1983), qui regroupe onze États. ↩
- Actuellement au nombre de dix-sept. ↩
- René Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Paris, éditions du Seuil, 1962. ↩
- La Fondation Énergies pour l’Afrique, créée à l’initiative de Jean-Louis Borloo, s’est donné pour objectifs d’électrifier l’Afrique en dix ans. ↩
- Jusqu’à une centaine d’élèves par classe pour un même maître. ↩
- Dans les systèmes à « double vacation », dont l’objectif est d’élargir l’accès à l’école et de réduire les coûts, les établissements accueillent deux groupes distincts d’élèves au cours d’une journée, le premier du début de la matinée jusqu’à midi, le second l’après-midi ; il n’est pas rare que le même maître assure l’enseignement pour les deux groupes. ↩