A l’occasion de la sortie de son livre La révolution des Hobbits – Pourquoi ils vont conquérir le Monde, Philippe de Roux a répondu aux questions de la Revue Politique et Parlementaire.
Revue Politique et Parlementaire – Votre livre est tout à la fois une parabole, empruntée au roman de Tolkien Le Seigneur des Anneaux et une analyse de nos sociétés. Comment cette idée de plaquer une grille métaphorique sur notre réalité vous est-elle venue ?
Philippe de Roux – Cette intuition m’est venue sur un bateau il y a quelques années. J’étais invité à témoigner de mon activité de responsable d’association de solidarité internationale à bord d’un prestigieux paquebot. L’objectif était aussi de convaincre de potentiels mécènes de nous aider alors que notre trésorerie était presque à sec. De ce point de vue, ce fut un échec complet. Les têtes étaient ailleurs, ce qui pouvait se comprendre : nous voguions au milieu de l’océan Atlantique, brûlant 400 tonnes de mazout par jour, devisant dans des salons de grand luxe, servis par une armée de Philippins dont je me suis senti immédiatement très proche du fait de pouvoir parler avec eux dans leur langue. Pour passer le temps, je lisais beaucoup, notamment un ouvrage de mes amis Adrian Pabst et John Milbank du Blue Labor, fins connaisseurs de Tolkien comme le sont assez naturellement les intellectuels d’outre-Manche. D’une certaine manière, je me suis senti un peu « hobbit » sur ce bateau démesuré. J’ai alors écrit un premier article publié en juillet 2017 dans la revue Limite, « La Révolte des Hobbits » (https://revuelimite.fr/la-revolte-des-hobbits), quelques mois avant la crise des Gilets jaunes. Suivi de « L’Espérance des Hobbits » (https://revuelimite.fr/lesperance-des-hobbits) en début d’année suivante. Le directeur de la revue, Paul Piccarreta, m’a alors suggéré d’aller plus loin et d’en faire un essai.
Comme Huxley dans le Meilleur des Mondes, ou dans un autre registre Bernanos et La France contre Robots, Tolkien a d’étonnants accents prophétiques. Son originalité particulière tient dans le fait qu’il fait entrer son lecteur dans une vaste saga imaginaire, semant des clés essentielles, y compris pour nos temps troublés plusieurs décennies plus tard. Notamment le fait que c’est à un simple hobbit et ses amis qu’est confié l’anneau du pouvoir total qu’il faut détruire pour sauver la « Terre du Milieu », et non un puissant roi ou magicien, ni même un elfe immortel. En m’appuyant sur cette histoire, mon idée était de montrer que la saga continue, que l’épopée doit se poursuivre et que chacun peut y contribuer, en particulier ces « gens aux goûts simples », car ils sont le meilleur antidote à toutes les démesures. C’est à eux que s’adresse en premier lieu mon petit livre, avec pour objectif qu’ils se reconnaissent et se mobilisent. C’est donc bien un ouvrage politique, avec le parti pris littéraire de le relier à une très populaire heroic fantasy plus accessible que des statistiques, des études sociologiques ou politiques, toutes choses par ailleurs fort nécessaires.
RPP – Votre constat pour une part rejoint celui de Christopher Lasch sur la sécession des élites, mais n’est-ce pas là une approche qui sous-estime l’hétérogénéité de ces dernières ? Après tout, nombre de représentants de ce que l’on appelle les « élites » préconisent d’autres politiques, à commencer par les souverainistes ?
Philippe de Roux – Fin 2018 lors d’une émission sur Arte, Raphaël Glucksmann, devenu quelques mois plus tard tête de liste du parti socialiste pour les élections européennes, faisait cette déclaration : « Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement, que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème ». Le constat est effarant, surtout pour une figure de premier plan d’un parti de gauche, bien qu’à minima on puisse lui reconnaître une certaine forme d’honnêteté. La « révolte des élites » et leur mise en orbite est un fait social décrit par de nombreux ouvrages. Christopher Lasch bien sûr pour les années Clinton aux Etats-Unis, et dernièrement chez nous la description clinique du « bloc élitaire » contre le « bloc populaire » du sondeur Jérôme Sainte-Marie dans son éclairant Bloc contre Bloc. Mais effectivement au-delà des analyses parfois trop systémiques, il y a bien des hobbits parmi les élites, toute la question politique est de savoir comment sortir par le haut d’un possible affrontement violent entre les blocs. Cette réconciliation est prioritaire quand justement des questions de vie ou de mort se posent à l’humanité toute entière, de manière probablement inédite dans l’histoire. Pour cela, je propose plusieurs pistes, notamment que les « hobbits intellos » se mettent au service des « hobbits populos ». Pour les connaisseurs de Tolkien, c’est l’histoire d’Aragorn, descendant d’une illustre famille, ou de l’elfe Legolas, se mettant au service de Frodon Sacquet, ce modeste hobbit « fumeur de pipe qui roule en charrette » pour paraphraser un ancien porte-parole du gouvernement. C’est central pour l’auteur.
Dans l’histoire récente, souvenons-nous de Solidarnosc, lorsque les intellectuels anti-communistes polonais ont rejoint les simples ouvriers des chantiers navals de Gdansk, en révolte contre le puissant « Mordor » de l’époque. Ces savants et experts n’ont pas cherché à faire les malins, à prendre les premières places, mais bien à accompagner un mouvement politique derrière la bannière de Walesa et de ses compagnons des classes populaires. Cela n’a rien de naïf et me semble une piste sérieuse pour proposer par exemple un débouché politique aux Gilets jaunes dans une sorte de jonction, ou de grande alliance, comme notre pays a pu en connaître dans d’autres moments historiques exceptionnels. La clé pour casser le clivage « haut versus bas » est de donner la première place à la simplicité, la conscience des limites et la nécessité de l’entraide, et leur future incarnation politique. C’est l’antidote principal face à la démesure d’un monde en surchauffe, et à l’aveuglante érection psychique des « grands » hommes quand ils en viennent à posséder l’anneau.
RPP – N’y a t-il pas une « archipelisation » des classes moyennes et populaires qui rend complexe leur coagulation au service d’une même vision du monde et d’un même projet de société ?
Philippe de Roux – La « société liquide » décrite par Zygmunt Bauman, a bien contribué à cette atomisation des liens et cette « archipelisation » des classes moyennes et populaires, des institutions en déshérence jusqu’aux cœurs des familles. Mais au milieu de ces déprimantes dislocations, de nombreuses expériences de réveil peuvent être observées, notamment parce que le « prix à payer » pour maintenir à flot ce monde en surchauffe apparaît de plus en plus au grand jour. Je consacre un chapitre à cette idéologie du « prix à payer » tapie derrière les beaux discours, « arrière-monde » qui réapparaît régulièrement dans l’histoire et qu’il s’agit de démasquer. Cette prise de conscience globale du « prix à payer » gagne du terrain grâce au travail de nombreux éveilleurs. Elle est aussi le résultat de cette expérience inédite de « noosphère » prophétisée il y a un siècle par Teilhard de Chardin. Une prise de conscience accessible à tout le monde via internet et les réseaux sociaux, en particulier les gens simples et de bonne volonté qui peuvent reprendre confiance, et se mobiliser collectivement pour accéder aux leviers de la décision, à tous les niveaux. C’est ce que je tente de décrire avec plusieurs exemples, notamment celui des Gilets jaunes. Jérémy Clément, une des figures médiatiques du mouvement, résumait cela par cette belle formule : « sur les ronds-points, nous avons retrouvé la fraternité, maintenant, nous allons chercher l’égalité et la liberté ».
Par ailleurs, côtoyant depuis des années par mon métier les populations des bidonvilles urbains, alors que l’ambiance y est plutôt à la survie au jour le jour, je m’aperçois qu’il est possible de mobiliser les personnes autour d’un bien commun à construire ensemble, en l’occurrence l’accès aux services essentiels : l’eau à domicile, la collecte des déchets ou l’assainissement. Il existe des méthodes de « renforcement communautaire » pour qu’à la fin, les personnes réunies au sein d’institutions bonnes construites collectivement, puissent non seulement débattre, mais surtout décider. Sans les idéaliser, ces gens simples, ces hobbits qui ne sont pas mus par l’esprit de domination, nous donnent de magnifiques leçons politiques et sont en quelques sortes nos maîtres. Que l’on pense aussi à la fécondité de l’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat. Ou un peu plus loin de nous, les réalisations politiques d’un Pepe Mujica, « président hobbit » de l’Uruguay entre 2010 et 2015, cité aussi dans mon ouvrage. A la racine de tout cela : l’esprit démocratique tout simplement, soit tout le contraire de la verticalité technocratique, fond de sauce idéologique de notre classe dominante qui conduit aux inévitables impasses que l’on connaît aujourd’hui. Cette prise de conscience et ces impasses devraient conduire à des coagulations politiques nouvelles et réjouissantes.
RPP – Cette « écologie intégrale » que vous préconisez est-elle tout autant une réponse au productivisme et au sociétal qui remettent en cause, à vos yeux, les grands équilibres anthropologiques et naturels ? Que répondez-vous à ceux qui ne manqueront pas de voir dans votre approche une figure du conservatisme ?
Philippe de Roux – « L’écologie intégrale » n’est pas une « loi naturelle » en surplomb, mais pose avant tout la question de la juste place de la technique, dans tous les champs de l’existence. Il ne s’agit pas pour autant de revenir à l’âge des cavernes, comme en sont parfois accusés à tort les lanceurs d’alerte. Mais de discerner démocratiquement pour chaque chemin technique à quel point il permet un monde plus humain, plus solidaire, sans en faire payer le prix à autrui, en particulier les plus vulnérables qui peuvent être aussi les espèces non humaines. Environnement, bioéthique, tout est lié par cette même question de la juste place de la technique et du refus des dérives marchandes vendues sous des atours de liberté. Quand l’équilibre est brisé, ce n’est pas un hasard, cela chauffe. Cette grille de lecture est précieuse pour décoder des pratiques très concrètes allant de la déforestation massive pour la culture du soja alimentant de pauvres bêtes parquées dans des hangars concentrationnaires, à la sous-traitance de grossesses de femmes pauvres pour des couples de riches.
Les conservateurs ont donc raison de dire qu’il faut discerner ce qu’il est bon de conserver et que le progrès n’est pas en soit source d’émancipation. J’aime aussi l’idée de gratitude vis-à-vis de cette nature donnée, du fruit du travail de nos ancêtres dont nous jouissons… Cependant, je ne me situe pas complètement dans cette filiation, car elle a tendance à s’accompagner d’une révérence trop grande pour les « autorités constituées » ou un ordre du monde qui finit trop souvent par mettre les pauvres sous la domination des puissants, les experts en surplomb des gueux et les femmes au service des maris… De ce point de vue, la contestation de 68 me paraît salutaire, non pas certains de ses penchants déconstructeurs aux relents trop adolescents, mais dans ce désir profond de démocratie et d’institutions construites ou rénovées collectivement. C’est le bon chemin dans un monde complexe, traversé par les crises sociales et écologiques dont personne ne détiendra seul la solution. Mais pour cela, il existe des règles de bonne gouvernance, des limites à tracer, de même qu’il y a certains invariants dans l’âme humaine, traversée tout autant par de généreux élans que de puissants désirs de domination. Ignorer par angélisme tous les garde-fous, c’est la porte ouverte aux expérimentations dangereuses se soldant le plus souvent par la culture de l’abus, comme on peut l’observer à l’heure où la parole se libère dans de nombreuses institutions.
RPP – Les hobbits, si l’on suit le mouvement des Gilets jaunes auquel vous vous référez, ne veulent-ils pas d’abord du pouvoir d’achat, tout au moins dans la phase naissante des Gilets jaunes ?
Philippe de Roux – La question du pouvoir d’achat est une des étincelles de la révolte des Gilets jaunes. Mais les témoignages que j’ai pu recueillir ou lire montrent que c’était loin d’être l’unique moteur. Il y a dans ce mouvement un puissant ressort « communard » au bon sens du terme. Le désir à la fois de se sentir respecté, représenté et de pouvoir décider au juste niveau, d’entrer à nouveau collectivement dans un engagement politique. C’est l’idée des « assemblées citoyennes » qui ont fleuri un peu partout. Au plus fort de la crise des Gilets jaunes, alors que je me trouvais dans une vieille terre socialiste du Lot, une réflexion de l’un d’eux m’a particulièrement marqué : « vous savez, avant les hommes politiques nous enc…, mais au moins ils savaient nous parler. Aujourd’hui, ils ne savent même plus nous parler ». Cela dénotait deux mondes devenus étanches au point de ne plus partager le même langage. Personnes ne niera certaines violences, principalement sur les biens, ou des dérapages verbaux, mais le fond est que les gens simples doivent reprendre confiance, accéder aux manettes de la décision et cesser la sous-traitance de l’action politique aux « sachants ». Cela prendra du temps avant que ces énergies se rassemblent mais les solidarités et les liens créés pendant ces événements sont parfois indéfectibles et, si on y travaille, cela finira par trouver une incarnation politique qui pourrait se révéler majoritaire.
RPP – Cette révolution que vous appelez de vos vœux peut-elle faire l’économie d’un leader – ce qui a parfois manqué aux Gilets jaunes, et d’une organisation ?
Philippe de Roux – On ne décide pas seul du d’une révolution dont le déclenchement est toujours imprévisible. De la même manière qu’on ne gagne pas sans organisation et sans leaders, surtout dans le contexte de la 5ème République en France. Le mouvement des hobbits sera certainement plus « plastique » que les partis d’avant. Mais il faudra bien qu’il articule une vision du monde, des fondements, des principes d’action et de débat, un projet à la fois radical et réaliste, fasse émerger et forme peu-à-peu des ambassadeurs et des leaders, le tout dans une optique de rassemblement majoritaire. La route est longue. Mais il y a tant d’incertitudes que nous ne sommes pas à l’abri d’un vent très favorable.
Philippe de Roux
Entrepreneur social
Propos recueillis par Arnaud Benedetti