Plusieurs détracteurs de l’idéologie du tout sanitaire et de l’hygiénisme intégral dénoncent depuis maintenant un an environ l’existence, en France comme ailleurs dans le monde, d’une « dictature sanitaire » ou d’une « tyrannie médicale ». Dans son dernier livre, Les tyrannies de l’épidémie (Paris, Fayard, 2021), sous-titré Nos libertés sacrifiées et dédié entre autres à « toute la jeunesse qui devra reconstruire », Christophe Barbier va plus loin, avec raison : depuis le début de la crise de la Covid-19, nous avons en fait assisté à l’émergence non pas d’une mais d’une multitude de tyrannies de plusieurs natures : « la tyrannie pâle du pouvoir, la tyrannie noire des statistiques, la tyrannie brune des populistes, la tyrannie blanche des médecins, la tyrannie grise des baby-boomers, la tyrannie bleue de la trouille et la tyrannie dorée de la vie » (p. 33). Par Matthieu Creson.
Pour l’auteur, nous avons trop rapidement renoncé à nos libertés, sans même avoir réellement débattu de ce qu’il convenait de faire pour parer à la crise sans pour autant nous condamner à devoir essuyer plus tard d’autres crises (économiques, sociales, humaines, culturelles), peut-être plus grandes encore que celle que nous traversons actuellement. À l’heure où un troisième confinement vient d’être décrété en France dans plusieurs régions, nous devrions nous plonger avec avidité dans ce livre, lequel témoigne avec éclat de la persistance heureuse d’une salutaire indépendance d’esprit, tranchant ainsi sur l’esprit grégaire et le dogmatisme bien-pensant coulant à flots, quasiment sans interruption, depuis maintenant plus d’un an.
Quand le théâtre nous parle de la gestion de la crise sanitaire
Comme Christophe Barbier l’indique lui-même, l’origine des Tyrannies de l’épidémie est une pièce que Philippe Tesson lui a demandée sur le même thème, Le Grand Théâtre de l’Épidémie, pièce qui fut jouée au Théâtre de Poche-Montparnasse entre le 8 septembre 2020 et le 24 janvier 2021. L’essai de Christophe Barbier peut donc se concevoir comme le développement approfondi de ladite pièce de théâtre. Les références à la dramaturgie sont d’ailleurs nombreuses et judicieusement choisies par l’auteur, lequel est non seulement journaliste, ancien directeur de L’Express, mais aussi lui-même comédien et fin connaisseur d’art théâtral – sujet sur lequel il a d’ailleurs écrit. (Voir notamment son Dictionnaire amoureux du théâtre, Paris, Plon, 2015.) En effet, rappelle-t-il, « depuis Œdipe tyran, écrit par Sophocle en 425 avant notre ère, l’épidémie est un sujet majeur pour les dramaturges, qui étudient notamment comment le pouvoir “profite” des épidémies pour s’étendre et s’affirmer » (p. 32).
Dans Jeux de massacre (Paris, Gallimard, 1970, Folio, 2017), pièce que Christophe Barbier qualifie de « Bible théâtrale de l’épidémiologie lucide » (p. 163), Ionesco anticipe par ailleurs de manière étonnante sur les mesures sanitaires prises depuis le début de la crise de la Covid-19 : « Plus personne ne peut entrer, dit le Fonctionnaire de la pièce, et vous ne pouvez plus sortir. (…) Les spectacles sont interdits. Les magasins, les cafés resteront ouverts le moins longtemps possible afin de réduire la propagation. (…) Il n’y aura plus de réunion publique. Les groupes de plus de trois personnes seront dispersés. Il est également interdit de flâner » (cité p. 45).
Christophe Barbier s’amuse à rapprocher les propos contenus dans des pièces comme celle de Ionesco avec les déclarations faites par nos dirigeants politiques, la fiction d’hier se confondant avec la réalité d’aujourd’hui.
Concernant ainsi L’État de siège (1948) de Camus, on se demande si le gouvernement n’a pas « lu et copié la pièce » (p. 46) : « À partir de ce jour, peut-on en effet y lire, en signe de pénitence à l’endroit du malheur commun et pour éviter les risques de contagion, tout rassemblement public est interdit et tout divertissement est prohibé ». « Tous les feux devront être éteints à 9 heures du soir et aucun particulier ne pourra demeurer dans un lieu public ou circuler dans les rues de la ville sans un laissez-passer en due forme qui ne sera délivré que dans des cas extrêmement rares et toujours de façon arbitraire. Tout contrevenant à ces dispositions sera puni des rigueurs de la loi » (cité p. 46). Ce laissez-passer auquel il est fait allusion dans L’État de siège évoque bien sûr instantanément l’attestation « sur l’honneur » dont les citoyens ont dû se munir, notamment en France, lors de chacune de leurs sorties en période de confinement. À cet égard, Christophe Barbier montre bien l’absurdité d’un tel document, qui n’est en réalité qu’un des moyens d’asservissement de l’individu au temps du coronavirus. Si l’attestation est « sur l’honneur », se demande-t-il avec raison, pourquoi alors ne pas demander directement au citoyen quand et pourquoi il est sorti ? (p. 47). On le voit, le principe de l’attestation obligatoire ne vise pas à connaître réellement ces informations, et participe bien plutôt d’une stratégie de conditionnement des individus visant à les faire entrer dans le rang en les transformant en leur propre policier. « Opprimer (modérément) par paperasse interposée » (p. 47) l’individu, telle est la véritable fonction de l’attestation de sortie. Comme on ne peut pas mettre un représentant des forces de l’ordre derrière chaque Français, on somme alors ce dernier d’imprimer et de conserver avec lui l’attestation pour chacun de ses déplacements. « Le papier est là, dans notre veste ou notre sac, avec un horaire inscrit qui ne peut être modifié – et la montre tourne. Pas besoin de cameras vidéo ni de gardes armés, le compte à rebours du papelard suffit à nous faire presser le pas. L’attestation de sortie est “dérogatoire”, elle précise bien que nous dérogeons à la règle; ce n’est pas un droit, c’est un passe-droit, c’est-à-dire une exception, un document qui fait de nous un hors-la-loi toléré, à titre provisoire, à défaut d’être “arbitraire” comme dans L’État de siège » (p. 47).
Christophe Barbier compare en outre à juste titre le confinement aveugle, tel que nous l’avons subi l’an dernier pendant deux mois, avec l’assignation à résidence imposée à chaque citoyen. « L’attestation de déplacement dérogatoire, c’est un bracelet électronique sans pile », écrit-il (p. 48). Sauf qu’ici le citoyen est « complice de son placement en résidence surveillée » (p. 48) : il est paradoxalement la victime de cette assignation à résidence, en même temps qu’il en est l’instrument, « par papelard interposé ». Il ne s’agit là du reste que d’une des facettes du phénomène de servitude volontaire, déjà dénoncée par Bernard-Henri Lévy dans son livre Ce virus qui rend fou, et dont Christophe Barbier décrit et analyse avec brio les mécanismes tout au long de son essai.
Lorsque « Kafka avance main dans la main avec le Père Ubu »
Lorsque nous disions plus haut que nous avons assisté à l’apparition de plusieurs tyrannies concomitantes à l’occasion de la crise de la Covid-19, le mot « assisté » n’est en fait pas le mot qui convient : les tyrannies nées de la crise sanitaire ne sont pas en effet des phénomènes qui se sont manifestés face à nous, en tant que réalités existant indépendamment de nous. Au contraire, comme nous venons de le rappeler à propos de l’attestation de sortie par exemple, nous y avons nous-mêmes pleinement participé en tant que citoyens, acceptant dans un premier temps sans broncher les contraintes sanitaires imposées d’en haut, pour souvent nous empresser par la suite de les faire appliquer à notre niveau : ainsi tel commerçant se muant en vigile des plus zélés, vérifiant que vous vous êtes bien passé les mains à l’alcool en entrant, ou que votre masque couvre bien la bouche et le nez, et n’hésitant pas à vous admonester le cas échéant. (Or rappelons que si le lavage répété des mains est bien recommandé, il ne semble pas exister à ce jour d’étude montrant vraiment, de manière absolument irréfutable, que l’obligation du port du masque par tout un chacun et en toutes circonstances ait une réelle efficacité pour lutter contre la diffusion de l’épidémie
1.)
L’une des clefs de la gestion d’une épidémie comme celle-ci consiste sans doute à parier sur la capacité des individus à savoir se responsabiliser eux-mêmes grâce à leur faculté de jugement et grâce au libre accès à l’information, à toute l’information, laquelle ne se confond pas nécessairement avec les seuls messages exprimés à longueur de journée dans les médias par les partisans des restrictions maximales et du tout sanitaire. Or nous n’avons pas fait ce choix, peut-être parce que les politiques et les médecins ont vu dans cette crise une occasion pour accroître leur influence dans la société (fût-ce au nom du Bien sanitaire), mais plus probablement encore parce que nous citoyens avons eu peur, nous avons fui notre responsabilité en abdiquant notre autonomie de jugement et en choisissant de mettre une partie de notre destin entre les mains des politiques et des médecins, à charge pour eux d’enregistrer des résultats probants en matière de santé publique.
Le tyran n’est donc pas nécessairement « l’autre », il se loge potentiellement en chacun de nous. « Le tyran est en nous, écrit Christophe Barbier, c’est par procuration qu’il prend le visage d’un président, d’un ministre ou d’un directeur général de la Santé » (p. 170).
Le citoyen est ainsi enclin à adopter un comportement tour à tour servile et potentiellement tyrannique.
Il est d’ailleurs sidérant de voir que la déferlante de servitude volontaire qui s’est abattue sur nos sociétés (dénoncée par un Bernard-Henri Lévy comme par un Christophe Barbier) n’a nullement empêché les petits dictateurs en tous genres d’essaimer un peu partout depuis un an. Tous n’imposent pas les mêmes règles : alors qu’il est généralement possible dans une librairie de consulter un ouvrage sur un présentoir, prendre une bouteille de vin vous-mêmes pour l’acheter chez un caviste (même lorsque vous vous êtes passé les mains à l’alcool sous ses yeux en entrant) vous expose potentiellement aux foudres de ce dernier – lequel vous répondra alors éventuellement… qu’il ne fait qu’appliquer à la lettre les « consignes gouvernementales ». Le lecteur me pardonnera cette autre anecdote, que je n’évoque que dans la mesure où elle me semble illustrer l’ampleur du phénomène de servitude volontaire et de démission de la pensée individuelle qui semble caractériser une large part de la société au temps du coronavirus : intéressé par le patrimoine architectural et sa conservation, j’entre dernièrement dans une église dans une grande ville de province pour la visiter, qui plus est un lundi matin, moment de la journée où il ne s’y trouvait quasiment personne. Quelqu’un m’accueille à l’entrée… avec le désormais incontournable gel hydroalcoolique. Je lui explique que je suis entré non pour brûler un cierge, mais pour visiter un lieu du patrimoine ecclésiastique qui m’était inconnu : rien à faire, la gardienne des lieux me rappelle qu’elle est chargée de faire respecter les « consignes gouvernementales »…
Dans son dernier livre, Christophe Barbier, qui n’ignore pas les tragédies engendrées par la Covid, ne s’empêche pas pour autant de constater le grotesque parfois perceptible dans les conséquences des mesures prises durant la crise sanitaire. Lors du deuxième confinement, des commerçants jugés « non essentiels », se voyant contraints de fermer boutique, se sont sentis lésés par les grandes surfaces vendant des produits identiques, autorisées quant à elles à rester ouvertes. Au lieu d’autoriser ces commerces dits « non essentiels » à rester ouverts, le gouvernement ordonne la fermeture des rayons de supermarchés posant problème. « On voit des gendarmes au rayon chaussettes d’un supermarché, écrit ainsi Christophe Barbier, afin de vérifier qu’on ne peut les acheter. Les vêtements pour bébés sont autorisés à la vente, mais ceux pour les enfants ne le sont pas. Les étals se couvrent de rubans en plastic jaune et noir, comme sur les scènes de crime du cinéma américain. C’est Franz Kafka qui avance main dans la main avec le Père Ubu ! » (p. 49-50).
Une population complètement décimée par le virus ?
Bernard-Henri Lévy l’avait rappelé dans son livre, Ce virus qui rend fou : il est faux de prétendre que ce virus est une première. Il y a eu notamment avant cela la grippe de Singapour de 1958 et la grippe de Hong Kong de 1969, elles aussi particulièrement meurtrières. Sans nier la gravité de la crise sanitaire actuelle, Christophe Barbier nous invite à prendre du recul sur la situation : la peste de 1348 causa la mort d’un tiers des Européens d’alors, et celle de 1720 près d’un Marseillais sur deux. Il y a un siècle, la grippe espagnole engendrait la mort de 50 millions de personnes dans le monde (peuplé en 1920 de 1,860 milliards d’habitants). À ce jour, plus de 2,7 millions de personnes dans le monde (qui comporte 7,83 milliards d’habitants en 2021) sont décédées du fait de la Covid. Si sévère soit-elle, la crise sanitaire actuelle ne doit pas nous conduire à oublier que 700 000 personnes meurent encore chaque année du sida, et 40 millions de personnes dans le monde sont morts depuis le début de cette maladie (p. 15). À l’échelle du temps, « le coronavirus, écrit Christophe Barbier, ne montera donc pas sur le podium des microbes les plus meurtriers de l’Histoire » (p. 15).
Outre le nombre total de morts causés par cette maladie, Christophe Barbier évoque la répartition de la mortalité par tranche d’âge dans la population. « Nous affrontons une pandémie terrible, poursuit-il, mais qui n’est pas sacrilège » (p. 128) Bernard Spitz, président de la Fédération française des assurances, et que Christophe Barbier cite dans son livre, écrit ainsi : « Ce virus est porteur de tous les drames du monde, sauf un : il frappe moins les très jeunes que les ados, moins les ados que les adultes, et moins ceux-là que les personnes âgées. Il respecte le cycle de la vie. Imagine-t-on ce qui se passerait si c’était le contraire, et que les plus atteints étaient les enfants » (Les Echos, 28 octobre 2020, cité p. 128).
Ce constat, le démographe Emmanuel Todd l’avait déjà formulé dans une interview donnée à L’Express en avril 2020, disant cruellement mais avec lucidité – vu l’ampleur des conséquences économiques et sociales qui vont certainement peser pour longtemps sur les jeunes générations d’aujourd’hui, qui seront les actifs de demain : « On ne peut pas sacrifier les jeunes et les actifs pour sauver les vieux »2. « La vitalité d’une société, ajoute Todd, se mesure par sa capacité à enfanter plutôt que par sa capacité à sauver ses personnes âgées, même si sauver les personnes âgées est un impératif moral ». Il n’est évidemment pas question de laisser à l’abandon les personnes âgées, et nous avons certainement fait preuve d’humanisme en considérant leur intérêt avant celui des autres. Christophe Barbier se félicite de cet humanisme, même s’il nous rappelle aussi certaines réalités qu’il ne faut pas occulter : du fait du vieillissement de la population, les personnes âgées constituent désormais une catégorie démographique centrale dans de la Cité. « Le politique brigue ses suffrages, le capitaliste lorgne son pouvoir d’achat, les medias sollicitent sa fidélité d’Audimat » (p. 129).
Si tout cela a probablement plus ou moins joué, reste que notre décision de mettre le pays à l’arrêt, du moins d’en ralentir très significativement la marche habituelle, a été certainement avant tout motivée par un souci sincère de contribuer à protéger autant que faire se peut nos aînés. Personne n’oserait a priori remettre ce principe en question. Or Barbier ne craint pas d’enfreindre le tabou suivant : « rien n’est dit de l’injustice terrible cachée derrière cette générosité. Par affection pour nos aînés, en gratitude du passé, nous avons érigé leur présent en priorité nationale, et avons de ce fait placé une hypothèque redoutable sur l’avenir, c’est-à-dire le “futur présent” des jeunes d’aujourd’hui » (p. 131).
Ce qui est inacceptable pour Barbier, c’est que nous n’avons même pas débattu de cette question pourtant ô combien essentielle : œuvrer en vue de contribuer à protéger les personnes âgées oui, mais jusqu’où faut-il aller ?
Est-on fondé à poursuivre ce but, noble en apparence, « quoi qu’il en coûte » ? Est-il légitime de vouloir sacrifier l’avenir de la jeunesse sur l’autel du sursis accordé à la vieillesse ? Cette question – « (hypothéquer) l’avenir des jeunes pour accorder un sursis aux vieux » (p. 113) tient certes pour Christophe Barbier du « dilemme cornélien » comme il le dit. Reste que pour l’auteur des Tyrannies de l’épidémie, « les puissants ont étouffé ce débat, couverts par la lâcheté collective. Et l’effort s’est concentré sur le fléau d’aujourd’hui en négligeant celui de demain » (p. 133), dont pâtit déjà ou pâtira bientôt la jeune génération actuelle : « études entravées, entrée dans la vie active reportée, carrière suspendue, niveau de vie effondré, protection sociale écornée, projets de vie amoindris… ». « Pendant des années, poursuit-il, les jeunes d’aujourd’hui vont porter la malédiction Covid » (p. 134).
En optant pour des mesures telles que le confinement autoritaire et l’arrêt partiel de l’économie, nous aurions paraît-il fait le choix vertueux de la vie. Christophe Barbier ne craint pas de souligner cette vérité dérangeante : « une nation qui immole ses jeunes à ses vieux n’est pas une nation généreuse, c’est une nation morte » (p. 135). C’est encore, comme le dit Antonin Artaud qu’il cite, « (un) monde qui se suicide sans s’en apercevoir ».
Les sociétés terrifiées de l’Occident au XXIe siècle, ou la « tyrannie bleue de la trouille »
Faisant écho au constat similaire qu’avait dressé Bernard-Henri Lévy dans son livre Ce virus qui rend fou, Christophe Barbier rappelle comment « une épidémie de trouille a déferlé sur la société, plus rapide que celle du coronavirus » (p. 149). C’est aussi le même constat que fait Didier Raoult, pour qui les sociétés occidentales sont désormais des sociétés terrifiées, caractérisées par « une déconnexion entre la peur et la réalité »3. Ce qui est irrationnel est donc moins l’existence de la peur en elle-même chez les êtres humains que celle d’une disproportion entre le niveau de peur atteint chez les individus et la réalité observable du danger auquel ces derniers sont confrontés. À cet égard, Marcel Gauchet distingue entre la peur et le civisme, lequel suppose quant à lui une « appréciation raisonnée du danger et la prise en charge responsable des contraintes que la situation impose » (Le Journal du Dimanche du 24 mai 2020, cité p. 156).
Quelles sont donc la contagiosité et la létalité réelles de la maladie ? Christophe Barbier rappelle que, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), un Français sur vingt avait été contaminé 6 mois après l’apparition de l’épidémie (p. 150). Quant au taux de létalité réel – Infection fatality rate (IFR) en anglais –, c’est-à-dire le nombre de personnes décédées du fait de la maladie par rapport au nombre total de personnes dont on estime qu’elles ont contracté le virus, des chercheurs de l’Imperial College de Londres l’ont situé à 1,15 % pour la France (p. 151). « Autant dire, conclut Christophe Barbier, que le risque d’attraper la Covid-19 n’est pas immense, et celui d’en mourir est très faible » (p. 151).
Or plutôt que de s’attacher à faire la lumière sur la réalité du risque couru, nombre d’États dans le monde se sont saisis de la peur panique ambiante pour faire accepter à la population toutes sortes de mesures liberticides incompatibles avec la démocratie libérale.
La peur a donc été largement « instrumentalisée », pour employer un mot à la mode, par le pouvoir politique. « La trouille n’a pas été spontanée, écrit Christophe Barbier, elle a été provoquée et entretenue, car elle était la meilleure alliée du pouvoir. C’est par la peur que les gouvernements ont obtenu la discipline, c’est-à-dire l’efficacité des mesures de prophylaxie » (p. 152). (Nuançons toutefois ce dernier point : peut-on réellement parler, pour des pays comme la France qui en sont désormais à leur troisième confinement, d’ « efficacité des mesures de prophylaxie » ?) L’exploitation politique de la peur participe ainsi de ce que Christophe Barbier considère comme étant une « ruse gouvernementale » (p. 153). Plutôt que d’inciter les personnes les plus vulnérables, à partir d’une évaluation raisonnable des risques réels, à se montrer avant tout responsables vis-à-vis d’elles mêmes, nous avons préféré laisser les peurs collectives jouer à plein. Car « c’est en faisant peur à tout le monde, écrit Barbier, qu’il est possible de sauver ceux qui sont vraiment menacés – et d’éviter surtout le spectacle horrible des hôpitaux débordés, ainsi que l’avalanche des procès qui s’ensuivrait… » (p. 153). Or, ici encore, Christophe Barbier nous renvoie à notre propre responsabilité en tant que citoyens : pour bien-intentionnée qu’elle se voulût, cette « ruse gouvernementale (…) n’en demeure pas moins un mensonge politique, une manœuvre, qui n’a été réalisable et efficace que parce qu’elle s’est adressée à une nation de poltrons » (p. 153).
Comment donc rendre compte de l’ampleur de la peur ayant gagné nos sociétés modernes, désormais « en pleine crise de nerfs » pour reprendre les mots de Didier Raoult ? Plusieurs tentatives d’explication peuvent être avancées. Dans son livre Comment les démocraties finissent (1983), Jean-François Revel soulignait comment « la démocratie est par dessein tournée vers l’intérieur », par opposition aux totalitarismes qui ne pouvaient survivre que par l’expansionnisme4. « Elle est par vocation occupée à l’amélioration patiente et réaliste de la vie en société »5. Cela reste très vrai aujourd’hui, quoique l’emploi de l’adjectif « réaliste » pour qualifier les politiques sanitaires mises en place dans la plupart des démocraties occidentales semble inadéquat : si la gestion de la crise de la Covid-19 nous montre en effet quelque chose, c’est que nous avons fait un saut dans l’inconnu, croyant follement pouvoir aménager d’en haut le fonctionnement d’une société tout entière au nom du bien commun, fût-ce provisoirement. Parallèlement à cela, nous nous avons de plus en plus exigé en Occident, tout au long du XXe siècle, que l’État gérât à notre place les crises venant bouleverser le cours normal des choses. Ainsi a-t-on vu l’État élargir sans cesse sa place dans la société, y compris dans les démocraties, depuis au moins une centaine d’années6. Quête de l’amélioration continue des conditions de vie en société, transfert de compétences grandissant des individus et de la société civile vers les États, avec l’obligation faites par ceux-là à ceux-ci de régler tous leurs problèmes à leur place7, tout cela a contribué à nous faire entrer dans l’ère de l’exigence du « risque zéro ». Nous ne supportons désormais plus l’idée même que la vie comporte un minimum de risques. « La conséquence de cette exigence est immédiate, ajoute Christophe Barbier : si l’on réclame le risque zéro, on accepte la sécurité maximum » (p. 155). De ce point de vue, la facilité avec laquelle nous nous sommes résolus à tous nous confiner trouve peut-être sa source principale dans la peur. « La peur nous soumet, elle est notre tyran intime », écrit l’auteur des Tyrannies de l’épidémie (p. 156). « La peur mène au confinement, ajoute-t-il, elle en est le seuil, l’antichambre. Accepter la peur, lui obéir, c’est déjà renoncer à ses libertés ; pas besoin d’un tyran, la peur en fait office » (p. 155).
Outre l’impératif du « risque zéro », ce qui semble désormais prévaloir dans nos sociétés modernes est ce que Bernard-Henri Lévy appelle dans Ce virus qui rend fou « l’animalisation de la vie », à savoir cette tendance à vouloir réduire la vie à un « paquet de matière ».
À entendre les médecins qui ont saturé l’espace médiatique depuis le début de la crise sanitaire, la vie ne serait que la vie biologique.
Christophe Barbier évoque ici fort à propos le personnage de Diego, le héros de L’État de siège de Camus qui repousse la peste à Cadix du fait qu’il ne craint pas la mort. « Ma vie n’est rien, déclare Diego, ce qui compte ce sont les raisons de ma vie ». Au rebours de ce que disait donc le Diego de Camus dans L’État de siège, nous pourrions dire aujourd’hui : « Les raisons de ma vie ne sont rien, ce qui compte c’est ma vie ». En effet, pour Christophe Barbier, nous avons subordonné les raisons de notre vie (comme la liberté, le bonheur) à la survie, à la « vie nue », c’est-à-dire à la vie biologique entendue comme « paquet de matière ». Christophe Barbier rejoint donc ici Bernard-Henri Lévy et André Comte-Sponville, pour qui le « pan-médicalisme » tend à ériger la santé pour elle-même au rang de valeur suprême, alors que la santé devrait plutôt être tenue comme moyen, certes important, au service de fins plus élevées, comme la recherche du bonheur. « Nous tuons en nous l’être humain, écrit ainsi Christophe Barbier, pour donner plus de chances de durer à notre corps » (p. 172). Ainsi donc, « depuis le surgissement du coronavirus, être un bon citoyen s’apparente à être un non-citoyen. Otages de la peur, esclaves de la survie, ajoute-t-il, nous avons sacrifié nos libertés sans hésiter, sans réfléchir, sans négocier » (p. 185-186).
La « tyrannie blanche des médecins »
Christophe Barbier rappelle que dans la Grèce antique, le tyran était moins celui qui usurpait le pouvoir par un coup de force que celui qu’on choisissait, contrairement au roi dynastique, le basileus, dont le pouvoir se transmettait de père en fils. Peut-on donc parler de tyrannie des médecins depuis le début de la crise ? Comme le rappelle encore l’auteur des Tyrannies de l’épidémie, c’est parce que les médecins nous ont dit : « il y a une épidémie, vous allez faire ce qu’on vous dit », que nous leur avons conféré un pouvoir sur la société allant bien au-delà de la normale. Désormais omniprésents dans les médias, les représentants de la nouvelle médicocratie ne cessent de nous infantiliser et de rogner nos libertés pour nous faire adopter des comportements au nom d’un sanitairement correct, qui n’est d’ailleurs pas toujours nécessairement la connaissance scientifique. (Voir par exemple ci-dessous la première note de bas de page concernant l’obligation du port du masque en toutes circonstances.) Didier Raoult l’a souligné à plusieurs reprises avec force : nous avons plus que jamais besoin de science et de connaissance.
S’il est une chose que devrait nous apprendre l’année écoulée, c’est que nous devons toujours préserver la liberté et encourager la responsabilité individuelle, cesser de traiter les individus comme des enfants, arrêter de vouloir nous substituer autoritairement aux acteurs de la société civile, et favoriser dans le même temps pleinement le développement du savoir scientifique. Au lieu de cela, nous surenchérissons dans l’infantilisation de la population : ainsi, par exemple, lorsque l’Académie de médecine nous a sommés dernièrement de nous taire dans le métro8…
Christophe Barbier ne critique pas tant à vrai dire les décisions qui furent prises dans la panique en mars 2020, face à l’émergence d’un virus alors inconnu (il cite même Montesquieu qui disait : « il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux ») : il conteste surtout notre incapacité à savoir tirer toutes les leçons des ratages occasionnés lors de la gestion de la première partie de l’épidémie, chose qui aurait pu nous permettre de ne pas reproduire les mêmes erreurs par la suite. Ainsi en est-il de la confusion, qui fut maintenue par le pouvoir, entre ce qui est « essentiel » et ce qui est « nécessaire ». Si la culture n’est peut-être pas « nécessaire » comme peut l’être le fait de manger et de boire, poursuit-il, elle n’en est pas moins « essentielle ».
Par ailleurs, prétendre différencier objectivement et pour tout le monde ce qui relève de l’essentiel de ce qui relève de l’inessentiel constitue, comme l’ajoute fort justement l’auteur des Tyrannies de l’épidémie, une « atteinte à notre liberté de penser ».
Comment procède la « tyrannie blanche des médecins » ? Le médical, qui a compris que le politique tend à s’abriter derrière lui, « profite de l’aubaine pour avancer sur trois fronts » (p. 107) : « il agit en corporations pour améliorer ses émoluments et ses conditions de travail – combat légitime s’il en est » (p. 108). « D’autre part, il tente de s’installer durablement dans le processus de décision, d’instaurer un “principe de précaution sanitaire” appelé à survivre à cette pandémie et qui voudrait que rien ne s’enclenche plus dans notre démocratie sans l’aval du médecin. En conséquence, il espère, demain plus qu’hier, régir la société, en fixant les règles de notre vie collective, afin de créer une sorte d’ordre sanitaire, où l’hygiène et la santé commanderaient nos existences » (p. 108).
Un autre aspect de la « tyrannie blanche des médecins » consiste à prétendre que les choix faits en matière de politique de santé doivent pouvoir se déduire logiquement de la seule « science ». On nous exhorte ainsi de toutes parts à « écouter les scientifiques » afin de pouvoir prendre les décisions qui s’imposent, qu’il s’agisse d’ailleurs de la crise sanitaire ou du réchauffement climatique. Ainsi que le rappelle l’essayiste Dinesh D’Souza, Biden et Kamala Harris se font tous deux un point d’honneur d’ « écouter la science », tout comme Greta Thunberg nous enjoint aussi d’ « écouter les scientifiques » et de nous « unir derrière la science »9. Or, poursuit Dinesh D’Souza, rien n’est plus faux que de croire que la science parle toujours d’une seule voix – les oppositions patentes entre scientifiques ou médecins lors de la crise sanitaire de la Covid a d’ailleurs amplement démontré la fausseté de cette idée. Ce sont les idéologues de l’écolo-gauchisme actuel qui veulent en réalité nous faire croire non seulement que les scientifiques ne sont pas divisés entre eux sur la question du changement climatique et de ses origines, mais aussi que cette prétendue majorité écrasante de scientifiques acquise à la thèse du réchauffement climatique et de l’être humain en tant que principal facteur de ce bouleversement en vient à défendre en toute logique des programmes tels que le Green New Deal. Le même problème se pose à propos de la gestion de la crise de la Covid-19. Quelle politique de santé publique faut-il en effet mettre en place dans le cas de cette épidémie, se demande ainsi Dinesh D’Souza ? Pour celui-ci, cette question recèle un problème philosophique central. La science, soutient-il, a en effet pour objet de dire ce qui est, là où les politiques publiques ont pour objet de dire ce qui doit être. Or, le philosophe des Lumières écossaises David Hume nous a enseigné depuis longtemps qu’on ne peut jamais prétendre être capable de déduire un « tu dois » d’un « c’est ». Ainsi donc, les questions de politiques de santé publique (faut-il confiner ? Si oui, combien de temps ? Quelles autres mesures restrictives prendre éventuellement pour tenter de juguler l’épidémie ?) ne sont pas des questions scientifiques, du moins ne sont pas totalement d’ordre scientifique. Dire que la réponse à la question « comment agir ? » dérive « scientifiquement » de la réponse à la question « qu’en est-il de l’épidémie ? » est pour D’Souza un mensonge révélateur de l’existence d’une mentalité tyrannique voyant dans la situation actuelle une occasion pour accroître son emprise sur les individus10.
Dans Les tyrannies de l’épidémie, Christophe Barbier s’attaque au même raisonnement consistant à vouloir passer « nécessairement », sous couvert de l’autorité de la « science », d’un « cela est » à un « tu dois ». Ainsi cite-il Olivier Rey, mathématicien et philosophe, lequel « détaille avec finesse le cheminement erroné qui mène de la science a la politique » (p. 115) : « La science moderne, soutient Olivier Rey, objective le monde pour l’étudier. Les résultats qu’elle parvient à établir par cette démarche objectivante sont des vérités de fait qui, en tant que telles, ne disent rien de ce qu’il faut faire. Le philosophe David Hume (…) a insisté sur ce point : d’aucun “cela est” on ne peut déduire un “tu dois”. La décision ne peut, par définition, jamais être du ressort de la science » (Le Figaro, 9 juin 2020, cité p. 115).
Ainsi donc, pour toutes les raisons que nous avons mentionnées plus haut, il convient de lire de première main le dernier livre de Christophe Barbier, qui, à l’instar d’un Bernard-Henri Lévy et d’un André Comte-Sponville, aura su faire montre d’une salutaire résistance de la libre pensée à la nouvelle « pensée unique » au temps du coronavirus.
- Ainsi que l’ont rappelé les auteurs d’un rapport sur la question de l’efficacité du port du masque, rapport disponible sur le site de la Heritage Foundation (https://www.heritage.org/public-health/report/mask-mandates-do-they-work-are-there-better-ways-control-covid-19-outbreaks), on ne sait pas exactement si le fait pour des personnes non atteintes par le virus de porter un masque les protège vraiment davantage ou non. Aux États-Unis, le directeur de la CDC – Center for Disease Control and Prevention – Robert Redfield déclarait en juillet 2020 : « Je pense que si nous arrivions a faire en sorte que chaque personne porte un masque maintenant, nous pourrions, en quatre, six ou huit semaines, en venir à contrôler l’épidémie ». Cruel démenti que lui ont depuis lors infligé les faits : car, huit mois après juillet 2020, des pays qui ont, comme la France, imposé le port systématique du masque à la population se trouvent toujours aux prises avec l’épidémie. Il n’empêche, la CDC a fait part de plusieurs études qui, selon elle, montrent que le port du masque généralisé à l’ensemble de la population contribue à protéger les personnes non atteintes par la Covid-19. Or, comme le soulignent les auteurs du rapport en question disponible sur le site internet de la Heritage Foundation, ces études ne comportent pas de groupe contrôle. Il semble n’y avoir eu qu’une seule étude testant l’efficacité du port du masque sur les personnes non atteintes par le virus, conduite par des chercheurs danois, comportant un groupe contrôle. 6 000 sujets sains danois ont ainsi participé au printemps 2020 à cette étude, repartis en deux groupes : un groupe expérimental et un groupe contrôle, dans lesquels les participants étaient respectivement masqués – avec des masques de qualité filtrant les particules de l’air à 98 % – et non masqués. Tous les participants ont été testés un mois plus tard : les résultats de l’étude montrent que 1,8% des sujets appartenant au groupe expérimental ont été testés positifs à la Covid-19, contre 2,1 % pour les sujets appartenant au groupe contrôle. Les résultats ont donc été jugés statistiquement non significatifs. Il n’est en revanche pas possible de faire une étude avec groupe contrôle pour savoir si le port du masque chez les personnes infectées est efficace pour prévenir la diffusion du virus, car cela impliquerait alors d’exposer de manière non éthique la population non infectée à des porteurs de la Covid. (Ibid.). Ainsi, malgré la publication d’une étude comme celle-ci, nous avons continué à imposer le port du masque à tout le monde, plutôt que d’inciter fortement les seules personnes infectées à y recourir. ↩
- https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/emmanuel-todd-on-ne-peut-pas-sacrifier-les-jeunes-et-les-actifs-pour-sauver-les-vieux_2124472.html ↩
- https://www.lci.fr/population/covid-19-societe-terrifiee-virus-moins-grave-ce-qu-il-faut-retenir-de-l-interview-de-didier-raoult-sur-lci-2164766.html ↩
- Jean-François Revel, Comment les démocraties finissent, Paris, Édition Grasset & Fasquelle, 1983, p. 9. ↩
- Ibid. ↩
- Voir à ce sujet mon article sur l’action des États depuis le début de la crise de la Covid-19 à la lumière de l’ouvrage de Robert Higgs, Crisis and Leviathan (1987) : https://www.revuepolitique.fr/les-crises-comme-jalons-sur-le-chemin-de-lhypertrophie-de-letat/.) ↩
- On notera à cet égard cette citation de Tocqueville, donnée par Christophe Barbier dans son livre : « (Le pouvoir) travaille volontiers (au) bonheur (des administrés), mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre : il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (cité p. 24). ↩
- https://www.europe1.fr/societe/en-france-la-pandemie-a-impose-des-tas-de-tyrannies-selon-christophe-barbier-4024421 ↩
- https://rumble.com/vdiftx-the-other-lincoln-project-dinesh-dsouza-podcast-ep17.html ↩
- Ibid. ↩