La littérature consacrée à l’œuvre de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski est depuis longtemps, on le sait, considérable. Les études dostoïevskiennes, qui portent presque exclusivement sur son aspect littéraire, supposé entièrement tourné vers l’âme individuelle tourmentée, ne connaissent pas de reflux, surtout celles qui entendent apporter de nouvelles hypothèses de travail sur cette immense œuvre. Mais qu’en est-il du côté politique, à proprement parler, de son œuvre, de ses conceptions sur des thématiques telles que l’identité religieuse et/ou culturelle, la souveraineté nationale et/ou politique, qui sont présentées de façon souvent énigmatique dans ses romans, mais au contraire abondante et plus accessible dans son Journal d’un écrivain (1873-1881) ? Les réflexions qui suivent veulent proposer une première approche de notre part du caractère politique tout imprégné de théologie de certains aspects de son œuvre littéraire et « psychologique », et cela sous l’angle de son Journal, marginalisé et taxé de « chauvinisme » par certains thuriféraires de ses romans. Et ensuite, jeter un regard critique sur certains points à forte connotation politique de son Journal.
Une œuvre qui, en vérité, n’est qu’une œuvre théologique et réaliste à la fois, si l’on peut suggérer une telle caractérisation, où le théologique est si inséré dans le littéraire1 que l’on peut comparer certains de ses aspects à ceux d’un penseur éminemment politique et controversé, Carl Schmitt, qui d’ailleurs était critique à l’égard du « panslaviste » Dostoïevski. Comme nous le verrons, tandis que le premier donne, comme on sait, dans une « théologie politique », l’écrivain russe, de son côté, avec son mysticisme, s’efforce de présenter, sinon une « théologie du politique », certes non élaborée, du moins une anthropologie religieuse, orthodoxe, une christologie politique, si l’on peut dire. En nous appuyant donc sur ses Frères Karamazov, ses Démons et surtout sur son Journal, nous nous efforcerons de disséquer les réponses apportées à des questions politiques qu’il a lui-même posées et qui sont capables, selon lui, de donner un sens à l’histoire tant russe que « pan-humaine », selon sa propre terminologie, et cela en rupture avec un humanisme dit occidental fortement imprégné de libéralisme chaotique, l’une des premières sources, selon notre auteur, de la dégénérescence de la condition humaine. Dans ce cadre, notre effort consistera à questionner certaines représentations d’un Dostoïevski liant le politique au théologique, l’organisation de la vie terrestre dans sa relation avec la vie spirituelle, le temporel et le spirituel, au lieu d’y voir un écrivain moraliste et/ou moralisant, à l’instar d’un certain nombre de ses détracteurs.
Le Grand Inquisiteur
Une première représentation concernant sa conception du politique, la plus éloquente et la plus célèbre de son œuvre, est, comme on peut l’imaginer, celle du « Grand Inquisiteur » (GI), son « poème », selon son propre mot, la « légende », comme elle est habituellement dénommée, qui figure dans Les Frères Karamazov2. On y trouve son rejet absolu de la sécularisation de l’Église « incarnée » par le personnage autoritaire du GI. La conception que Dostoïevski a de l’Église est non institutionnelle et, en ce sens, désincarnée et dépolitisée, c’est un mysticisme plutôt agissant dans le cœur de l’homme, où un ascétisme spirituel prend le pas sur la réalité historique de l’incarnation comme médiation entre l’ici-bas et l’en-haut. En d’autres termes, on est à l’opposé du système schmittien, qui voit l’institution ecclésiale (catholique, mais aussi, il faut le noter, byzantine, inspirée par Eusèbe de Césarée3) comme une « complexio oppositorum »4, à savoir comme une institution-incarnation articulant en son sein son côté visible, terrestre et historique (Église visible) et son côté invisible, céleste (Église invisible), tout en incorporant sur une large échelle des antinomies aussi bien spirituelles que temporelles.
Tout l’effort de Dostoïevski dans son « poème » est de démontrer que la sécularisation de la religion chrétienne entreprise selon lui par le catholicisme, et depuis disséminé comme modèle de gouvernance tant dans la gauche révolutionnaire que dans la droite libérale, a déformé et trahi le message d’amour libre du Christ à travers l’« amour imposé » du GI, en voulant décharger la vie humaine de son caractère tragique5.
Pour l’auteur russe, comme l’observe Nicolas Berdiaev, « le Grand Inquisiteur est plein de compassion envers les hommes, il est démocrate et socialiste. Il est séduit par le mal qui a emprunté le masque du bien. Car le principe de l’Antéchrist n’est pas le principe du mal immédiatement visible, un principe vieilli et grossier. Non, c’est un principe nouveau, raffiné et séduisant, où il apparaît toujours sous l’aspect du bien. »6 Le catholicisme papiste a cédé à l’attractivité du royaume de César en s’inclinant devant les trois tentations diaboliques pour fonder sa domination planétaire : le miracle, le mystère, l’autorité7, à savoir que le consumérisme aux couleurs libérales et/ou la question sociale8, le scientisme de la technique de la soumission de la masse des faibles et la volonté de puissance ont remplacé le message christologique basé sur le libre arbitre, le choix responsable des hommes de se séparer du mal en le combattant, sans l’anéantir pour autant, d’opter en dehors de toute contrainte, en toute liberté, pour le bien dans l’amour en Christ. On comprend que si, chez Dostoïevski, l’Église a un sens, celui-ci est, comme le remarque Vladimir Soloviev, personnel, social, transcendantal et à prétention œcuménique9, mais arbore aussi les couleurs russes, tandis que chez Schmitt, il est de fond en comble politique, ou plus exactement théologico-politique, incarné dans son institution terrestre-historique. André Gide, en son temps, l’a bien remarqué en soulignant que la vie intime est plus importante pour Dostoïevski que les rapports des hommes entre eux10. La critique schmittienne consiste donc à dire en résumé que ce que l’auteur russe combat, c’est en vérité, à travers la caricature de son GI, la force du pouvoir et de la loi comme tels11, en mettant ainsi en cause la forme et la force du politique, l’institution ecclésiale dans sa forme juridique qui historise la promesse eschatologique, tandis que le vrai ennemi, toujours selon Schmitt, ne peut être autre que l’athéisme qui, par son nihilisme, est en guerre frontale avec la transcendance. En outre, l’image d’une seconde venue du Christ sur terre n’est nullement chrétienne12.
Mais au cours du temps, il semble que la position de Carl Schmitt à l’égard du GI se soit nuancée. Jacob Taubes, « interlocuteur » de Schmitt et farouchement critique à son égard, rapporte « une discussion tumultueuse » avec lui, en 1980, à Plettenberg. Selon Schmitt, « quand on ne saisit pas que le “Grand Inquisiteur” a tout bonnement raison vis-à-vis des exaltations d’une piété inspirée du Jésus, on n’a pas compris ni ce que signifie l’Église ni ce que Dostoïevski – contre sa propre conception – a transmis véritablement, contraint et forcé par la puissance de la problématique »13.
Quoi qu’il en soit, on doit se demander si cette image d’« intimité » d’un Dostoïevski explorant exclusivement la profondeur de l’âme humaine, un moi « hybride et multiple »14, sommairement mystique et spiritualiste, une image fortement marquée par sa détestation du catholicisme et par la recherche du « Christ russe » incarné de façon apocalyptique dans le peuple de son pays, ne dénature pas, par voie de conséquence, ses prises de position sur différents sujets majeurs – par exemple, ceux de l’identité et de la souveraineté nationales et populaires, sa conception du pouvoir tsariste et de l’État – en les rendant apolitiques et superficiellement primitives. Et cela, en réduisant, par ailleurs, son point de vue chrétien-orthodoxe à un moralisme, et de façon paradoxale à un catéchisme de texture humaniste, c’est-à-dire, à la limite, « occidentale », comme le suggère Konstantin Leontiev quand il observe que dans l’œuvre de Dostoïevski, à l’exception des Frères Karamazov, « la part des sentiments mystiques à proprement parler est malgré tout faible, tandis que l’idéalisation humaniste s’exprime avec ardeur et volubilité, même dans les paroles des moines. »15 Quelques exemples majeurs tirés de ses Démons et de son Journal peuvent nous éclairer.
Sur l’identité
Le personnage de Chatov, un prolétaire, martyr de la Cause16, p. 228.] de la destruction totale du système social, est, comme le dit Dostoïevski dans ses Carnets, l’une des figures « tragiques »17, et ajoutons : centrales, des Démons. Il est passé d’un extrême à l’autre, d’un extrémisme révolutionnaire anarchiste-nihiliste à un extrémisme religieux et « enraciné »18 (sans pour autant se confondre avec celui des slavophiles), dit réactionnaire. Dostoïevski le fait s’exprimer, lors d’une vive controverse avec Stavroguine, sur la relation entre le peuple, la nation et Dieu, à savoir sur le rôle entretenu par Dieu dans la formation d’un peuple qui, lui, n’est que le corps même de la nation, le corps même de Dieu. Dieu ? Oui, mais quel Dieu ? Et puis, comment un peuple tombe-t-il, comment une nation s’efface-elle de la scène de l’histoire ? Chatov, comme on va le voir, suggère que l’origine d’un peuple ne peut être que transcendantale, liant de manière inextricable, disons « essentialiste » et « irrationnelle », mais, dit-il, « prouvée » par l’histoire, la naissance et la décadence d’un peuple-nation au fait religieux, à la foi en Dieu, à tel point que ce peuple ainsi conçu occupe la place souveraine d’un dieu séculier. Soulignons d’emblée ce transfert de souveraineté du théologique au politique. Mais lisons le récit de Chatov, un discours résolument nationalitaire et d’orientation anti-cosmopolitique19 :
« Aucun peuple, dit-il, n’a jamais pu s’organiser sur terre sur des bases scientifiques et rationnelles ; (…) Partout et toujours, depuis le commencement des temps, la raison et la science n’ont joué dans l’existence des peuples qu’un rôle subalterne, au service de la vie ; et il en sera toujours ainsi, jusqu’à la fin des siècles. »20 Si la formation du peuple n’est pas une affaire de construction programmée d’avance selon un projet rationnel scientiste, comme le propose le socialisme athée21, si le peuple-nation n’est donc pas une pure « construction sociale », c’est parce qu’il puise sa « force souveraine » dans « le principe moral », c’est-à-dire dans la recherche de Dieu : « le but du peuple, à chaque période de son histoire, c’est uniquement la recherche de Dieu (…) ».22 De quel Dieu s’agit-il ? Chatov fait ici, dans une première approche, un choix paradoxal du point de vue chrétien, en cherchant non un Dieu œcuménique, mais un Dieu pour un peuple, « (…) son Dieu, son Dieu à lui, en qui il croit comme en l’unique et le seul vrai. »23 Ce Dieu particulier associé à un peuple également particulier ne peut être conçu qu’en tant que fondement culturel, religieux par excellence, de son identité et de sa force. L’identité du peuple-nation a une racine religieuse autant unique qu’inébranlable. Dans le cas opposé, « quand les peuples commencent à avoir des dieux communs, c’est signe de mort de ces peuples. Quand les Dieux deviennent communs à plusieurs peuples, les Dieux meurent, ainsi que les peuples et leur foi. Plus un peuple est fort, plus son Dieu diffère des autres Dieux. »24 Récusation du message universel du Dieu chrétien ? Avant de répondre, tout en indiquant les méfaits d’une religiosité abstraite imposée rationnellement aux différents peuples, qui les mène à la décadence, Chatov rattache la force d’un peuple à la foi que son dieu diffère des autres dieux, à la foi qu’il puise dans sa culture religieuse différente.
Si le manque d’une telle foi est cause de décadence, concept qui devient éminemment théologique dans le récit de Chatov, c’est parce que non seulement, jamais « il n’y eut de peuple sans religion », mais aussi parce que « chaque peuple possède sa propre notion du bien et du mal, son propre bien et son propre mal.
Quand plusieurs peuples mettent en commun leurs notions du bien et du mal, alors ces peuples tombent en décadence, alors la distinction même entre le bien et le mal s’efface et disparaît. »25 Ce différentialisme moral (religieux) et culturel, qui par ailleurs peut nous rappeler en quelque sorte le « monde-pluriversum » schmittien26, est hautement marqué par une polarité insurmontable d’inspiration théologique (le bien contre le mal) et à prétention politique, qui s’élève contre un certain universalisme humanitariste abstrait suscité par l’homogénéisation religieuse, source de mort des peuples.
Une certaine historicité de la question invoquée de façon polémique par Chatov semble lui donner raison. Répétant son argumentaire précédent, Chatov considère qu’un peuple possédant son propre Dieu ne doit « admettre nul compromis » avec tous les autres Dieux et même, doit les chasser. Et de conclure : « Telle était précisément la foi de tous les grands peuples (…). Les Juifs n’ont vécu que pour attendre le vrai Dieu, et ont légué au monde le vrai Dieu. Les Grecs ont divinisé la nature et ont légué au monde leur religion, c’est à dire la philosophie et la science. Rome a divinisé le peuple dans l’État et a donné aux peuples l’idée de l’État. La France, incarnation du Dieu romain, n’a fait, tout au long de son histoire, que développer l’idée de ce Dieu romain (…). Si un grand peuple cesse de croire qu’il est le seul capable, grâce à sa vérité, de rénover et de sauver les autres peuples, il cesse aussitôt d’être un grand peuple et devient une simple matière ethnographique. »27 Et dans l’état actuel des choses, à savoir dans la conjoncture dans laquelle le roman a été écrit, Chatov reconnaîtra ce rôle messianique au peuple russe, le seul peuple porteur de Dieu, « le seule peuple “théophore” »28.
La religion fait la nation
Cette foi en Dieu qui fonde le peuple-nation n’est pas soutenue seulement par un protagoniste des Démons dénommé Chatov. Comme nous allons le voir, c’est Dostoïevski lui-même qui en parle par personnage interposé : il ne s’agit plus d’une proximité spirituelle supposée29 entre l’auteur et son protagoniste, mais d’une identification des deux. Dans son Journal daté de 1880 (« numéro unique »)30, Dostoïevski reprend à son compte l’essentiel des réflexions exposées par Chatov, ce dernier étant dans Les Démons, selon Alain Besançon, « le porte-parole »31 du premier.
Le romancier russe y affirme en toute clarté qu’« à l’origine de tout peuple, de toute nationalité, l’idée morale a toujours précédé la naissance du fait national, car c’est elle qui l’a créé. »32.
Cette idée morale, qui n’est qu’un ensemble d’« idées mystiques » qui éternisent l’homme, c’est la religion, « et toujours il a fallu que naquît une religion nouvelle pour qu’aussitôt se créât une nouvelle nationalité civile »33. Et pour preuve : « Voyez les juifs et les musulmans : chez les juifs, le sentiment national ne s’est formé qu’après la loi de Moïse (…), et les nationalités musulmanes n’ont commencé d’exister qu’à partir du Coran »34. Il ne s’agit pas tant d’un credo nationaliste qui s’exprimerait par une telle suggestion35, que d’une fondation théologique et messianique de la naissance de l’imaginaire national, parce que c’est ce fondement qui commande, c’est en son sein que se développent pour l’homme tous ses acquis sociaux terrestres : « Par conséquent », poursuit Dostoïevski, « les idéaux civiques sont toujours directement et organiquement liés aux idéaux moraux, et surtout c’est indubitablement de ceux-ci, et d’eux seuls, que ceux-là sont issus. Ils n’apparaissent jamais seuls et par eux-mêmes (…) »36.
Cette surdétermination du national et du politique par le religieux explique aussi, comme on l’a vu dans le récit de Chatov, la décadence nationale et le déclin du politique : « Et lorsque se perd dans une nationalité le besoin d’un perfectionnement général des individus dans l’esprit qui a fait naître cette nationalité, alors progressivement disparaissent toutes les “institutions civiles”, car il n’y a rien à conserver. »37 La distinction opérée par le libéralisme entre la morale et l’« idée civique » et le remplacement de la première par la seconde n’a pas trouvé sa confirmation historique. Cela signifie que la coupure entre l’homme public et l’homme privé entreprise par le libéralisme est une grave atteinte à l’intégrité humaine. Car de plus, l’idéal de la fraternité, prôné par les disciples de l’occidentalisme, n’est pas une mécanique sociale autonome et abstraite produite par les institutions d’une société civile autogérée : tout au contraire, ladite fraternité est le produit de l’existence des « frères » : « s’il n’y a pas de frères, il n’est pas d’“institution” qui puisse vous faire la fraternité. »38 Même l’expression de Chatov, « peuple théophore », est totalement acceptée par Dostoïevski, comme l’assure Berdiaev : « C’est à lui qu’appartiennent ces mots exprimés par Chatov, que le peuple russe est un peuple théophore. (…) Il croyait lui-même à la grande mission théophore du peuple russe, qui aurait à dire une parole nouvelle à la fin du monde. »39
Décidément, une fois encore, l’identité pré-politique d’inspiration théologique du peuple-nation est le présupposé du politique ! Et aussi, du moins sur les points que nous venons d’évoquer et sur un plan, disons, « méthodologique », la distinction entre un Dostoïevski littéraire, plongé dans une « psychologie », même pionnière, et un Dostoïevski « nationaliste » dans son Journal perd toute vérité et toute pertinence interprétative ; il n’y a pas « deux Dostoïevski », un romancier « bon » et son « double » publiciste « méchant » : aucun parasitage, mais un seul et même auteur, le même « talent cruel », comme disait Mikhailovsky40, sans masques ! Sur le plan anthropologique, cette identité suggère que l’homme ne s’auto-construit pas, elle balaie toutes les chimères d’une autonomie humaine absolue, tout volontarisme propre à l’homme-dieu issu du nihilisme de gauche ou de droite (libérale) ; l’homme n’est pas une invention au quotidien, comme le prétend avec cynisme le nihiliste (dé-)constructionniste Pierre Verkhovensky (qui est une métonymie de Netchaïev dans Les Démons 41), dont Dostoïevski révèle le credo libidinal de l’innovation et de la désincarnation permanente du progressisme nihiliste : « L’homme, pendant toute sa vie, ne vit pas mais s’invente »42. Notre nihiliste, commente justement Paul Evdokimov, « invente » soi-même et les autres.
Cependant, cette conception transcendantale du politique n’est nullement étrangère à celle de Carl Schmitt, et ici, la convergence entre le politiste et le romancier est frappante, et cela même dans un régime démocratique, où Dieu est remplacé par le peuple en tant que source de la souveraineté et de la légitimité politique.
Bernard Bourdin a bien souligné que Schmitt, dans sa Théorie de la Constitution, fait nettement référence à la nécessité que ce Dieu, au nom de qui un peuple se gouverne, ne puisse pas être autre que le Dieu de ce peuple. Dans un régime démocratique, « si le Dieu au nom de qui l’on gouverne, dit Schmitt, n’est pas le Dieu de ce peuple, la référence à Dieu peut aboutir à dissocier la volonté de Dieu de celle du peuple et provoquer un conflit entre elles. (…) Dans le domaine du politique, Dieu ne peut apparaître que comme le Dieu d’un peuple déterminé. C’est ce que veut dire l’adage “la voix du peuple est la voix de Dieu” »43. Le facteur identitaire du peuple, son « homogénéisation substantielle »44, devient ainsi le présupposé par excellence du politique. Ajoutons qu’une telle unité, disons « organique », du peuple-nation est, concernant la Russie, une constante de sa tradition religieuse et culturelle, à forte connotation populaire, au point de justifier pleinement la remarque de Berdiaev selon laquelle la foi religieuse dans ce pays peut même être considérée, conformément au dogme du théologien et philosophe A. Khomiakov (1804-1860), comme « le moteur de l’histoire. »45.
Andreas Pantazopoulos
Politiste, professeur associé, Université Aristote de Thessalonique
Illustration : Naci Yavuz/Shutterstock.com
- Alain Besançon, La falsification du Bien. Soloviev et Orwell, Paris, Julliard, 1985, p. 40. ↩
- Dostoïevski, Les Frères Karamazov. Les Carnets des frères Karamazov. Nietotchka Niezvanov, Paris, Gallimard, 2022 (1952). ↩
- Voir la seconde partie de sa Théologie Politique (écrite en 1969), Paris, Gallimard, 2020 (1988). ↩
- Carl Schmitt, La visibilité de l’Église. Catholicisme romain et forme politique. Donoso Cortés, Présentation de Bernard Bourdin, Paris, Cerf, 2011, p. 19-30, 115-120, 141-151. ↩
- Paul Evdokimov, « Dostoïevski et le problème du mal », Revue Nunc, Éditions de Corlevour, 2014, p. 216. ↩
- Nicolas Berdiaeff, L’Esprit de Dostoïevski, Paris, Stock, 1974 (1945), ch. 8, p. 150. ↩
- Dostoïevski, Les Frères Karamazov, op. cit., p. 278. ↩
- Pierre Lamblé, La métaphysique de l’histoire de Dostoïevski. La philosophie de Dostoïevski, tomes 1 et 2, Paris, L’Harmattan, 2001, tome 2, p. 290-293 (p. 291). ↩
- Vladimir Soloviev, « Discours à la mémoire de Dostoïevski », dans l’ouvrage collectif La Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, Lausanne, L’Age d’Homme, 2004, p. 89-113 (p. 95, 99). ↩
- André Gide, Dostoïevski, Paris, Plon, 1923 (9e édition), p. 70. ↩
- André Doremus, « La théologie politique de Carl Schmitt », Les Études philosophiques, 2004/1, p. 65-104. ↩
- Bernard Bourdin, Le christianisme et la raison théologico-politique, Paris, Cerf, 2015, p. 312-313, 315. ↩
- Jacob Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, Préface d’Elettra Stimilli, traduit de l’allemand par Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 36. ↩
- Stefan Zweig, Trois maîtres. Balzac, Dickens, Dostoïevski, traduit de l’allemand par Henri Bloch et Alzir Hella, Paris, Le Livre de Poche, 2020 (1920), p. 147. ↩
- Konstantin Leontiev, « Au sujet de l’amour universel. Extrait de “Nos nouveaux chrétiens” », dans La Légende du Grand Inquisiteur…, op. cit., p. 59-85 (p. 77). Voir aussi Théodore Paléologue, Sous l’œil du Grand Inquisiteur. Carl Schmitt et l’héritage de la théologie politique, Paris, Cerf, 2004, p. 206-208. ↩
- Jean-François Colosimo, L’Apocalypse Russe. Dieu au pays de Dostoïevski, Paris, Les Éditions du Cerf, 2021 [2008 ↩
- Dostoïevski, Les Démons. Les Carnets des Démons. Les Pauvres Gens, Paris, Gallimard, 2013 (1955), p. 904. ↩
- Ibid, p. 842. ↩
- Dostoïevski, Les Démons, op. cit., p. 264-267. ↩
- Ibid, p. 264, 265. ↩
- Ibid., p. 264. ↩
- Ibid., p. 265. ↩
- Ibid. ↩
- Ibid. ↩
- Ibid. ↩
- Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, Préface de Julien Freund, traduit de l’allemand par Marie-Louise Steinhauser, Paris, Champs/Flammarion, 1992 (Calmann-Lévy, 1972), p. 95 et suiv. ; Bernard Bourdin, Le christianisme et la question théologico-politique, op. cit., p. 318. ↩
- Dostoïevski, Les Démons, op. cit., p. 267. ↩
- Ibid. Voir aussi Les Carnets des Frères Karamazov, op. cit., p. 882, 886. ↩
- Comme le prétend, certes dans un sens plus général, Marguerite Souchon dans sa récente et stimulante étude, Le Dieu de Dostoïevski, Paris, Éditions Première Partie, 2021, p. 135. ↩
- Dostoïevski, Journal d’un écrivain, Paris, Gallimard, 1972, p. 1375-1413. ↩
- Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, Paris, Tel/Gallimard, 1996 (Calmann Lévy, 1977), p. 170. ↩
- Dostoïevski, Journal d’un écrivain, op. cit., p. 1399-1400 (souligné dans le texte). ↩
- Ibid., p. 1400. ↩
- Ibid. ↩
- Pierre Lamblé, La métaphysique de l’histoire de Dostoïevski, op. cit. ↩
- Dostoïevski, Journal d’un écrivain, op. cit. (souligné dans le texte). ↩
- Ibid., p. 1401 (souligné dans le texte). ↩
- Ibid., p. 1402. ↩
- N. Berdiaev, L’idée russe, traduit du russe et notes de H. Arjakovsky, Maison MAME, 1969 (édition russe : 1946), p. 208-209. ↩
- Cité dans Léon Chestov, La philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Paris, Le Bruit du temps, 2012, p. 160. Voir aussi N. Berdiaev, L’idée russe, op. cit., p. 101. ↩
- Dostoïevski, Les Démons, op. cit., p. 445-447. ↩
- Phrase de Dostoïevski rapportée par Nicolas Strakhov dans sa biographie de Dostoïevski (en russe), citée dans Paul Evdokimov, Dostoïevski et le problème du mal, op. cit., p. 173. ↩
- Bernard Bourdin, Le christianisme et le problème théologico-politique, op. cit., p. 394-395, 399-400. Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, Préface d’Olivier Beaud, Paris, PUF (col. Quadrige), 1993, p. 375. ↩
- Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, op. cit. ↩
- N. Berdiaev, L’idée russe, op. cit., p. 58. ↩