Le film “Nomadland” de Chloé Zhao est cette année le vainqueur du Lion d’or à la Mostra de Venise : Alain Meininger revient sur le film et sa critique sévère du néo-libéralisme.
Covid oblige la Mostra de Venise, présidée cette année par Cate Blanchett, s’est tenue en configuration restreinte et son palmarès fut l’objet d’une publicité d’autant plus réduite que beaucoup des films présentés ne pourront être découverts en salle en Europe que dans quelques semaines voire plusieurs mois. Tel sera sans doute le cas du Lion d’or qui récompense « Nomadland » de la réalisatrice américaine Chloé Zhao dont le nom est déjà susurré pour les oscars 2021. Porté par l’actrice Frances McDormand qui fut semble-t-il à l’origine du projet, ce « road trip mélancolique sur les perdants de l’Amérique », selon la formule consacrée, plonge le spectateur dans l’univers des « van dwellers » autrement dit les habitants des caravanes et autres véhicules pudiquement dénommés « aménagés ». En errance à travers quelques six ou sept Etats américains, les personnages, pour la plupart acteurs non professionnels mais authentiques « van dwellers », font toucher du doigt ce que peut être le ressenti du déclassement et de la pauvreté au milieu d’un monde riche mais aussi, en contournant tout message politique, l’authentique empathie et solidarité reliant ces laissés pour compte de quatre décennies d’ultralibéralisme reaganien.
En dépit du renouvellement des jurys, la Mostra fait ainsi preuve d’une impressionnante cohérence, au moins thématique, dans ses choix et on ne peut être qu’interpellé par ce Lion d’or qui s’inscrit dans la lignée de « Roma » d’Alfonso Cuaron, primé en 2018 et de « Joker » de Todd Philipps, ovationné lui aussi sur la lagune en 2019. Les trois œuvres présentent certes de notables dissemblances mais toutes traitent sous des angles, dans des styles et dans des contextes différents, de l’insondable violence que constitue la désespérance dénuée d’horizon, mal travestie par le masque triste d’un contentement aussi vain que forcé.
Le thème n’est pas vraiment nouveau et comment pourrait-il l’être alors qu’il touche au tréfonds des souffrances indicibles de l’âme humaine, broyée par la plus insidieuse et la plus cruelle des marginalisations, celle qui combine relégation économique, invisibilité sociale et impuissance individuelle ; celle de ceux qui, nés physiquement et intellectuellement contrefaits, sont en quelque sorte venus au monde sans issue.
Les classiques fondateurs en sont bien connus : en 1831, Hugo projette l’ombre portée de son Quasimodo sur la légende de « Notre-Dame de Paris » ; en 1832, il récidive avec le bouffon nain « Triboulet » en puisant dans l’histoire de France pour écrire « Le roi s’amuse », pièce qui fut vite frappée des foudres de la censure royale et ne connut de véritable notoriété que deux décennies plus tard, lorsque Giuseppe Verdi reprit le thème pour son « Rigoletto », créé à la Fenice en 1851. En 2013, le metteur en scène canadien Robert Carsen, en transposant magistralement l’action dans l’univers tragique du cirque, nous en livrera à Aix en Provence une vision déchirante que les amateurs d’opéra ne sont pas prêts d’oublier.
Sans tomber dans les errements d’une psychanalyse approximative, la juxtaposition des deux titres jette le trouble : la plus grande détresse est logée dans des œuvres aux intitulés comiques. On pense très vite à la déchéance cruelle de celui que ses élèves s’amusent de dénommer « professeur Unrat » (le déchet), finissant en clown pitoyable dans « L’Ange bleu » de Sternberg ; mais aussi aux humiliations, d’autant plus perverses qu’il se révèle incapable de les saisir, de François Pignon dans « Le dîner de cons ».
Parce qu’ils allient de façon pathétique le grotesque et le sublime, qu’ils montrent derrière les traits figés de leur soumission, l’immensité éperdue de la douleur des humbles, Quasimodo, Rigoletto, et plus récemment le « Joker », sont des personnages éternels de la condition humaine.
On sait depuis la magistrale interprétation de Joaquin Phoenix, la force emblématique acquise par le personnage, définitivement sorti de l’ombre de l’éternel gagnant Batman. On y comprend comment l’humiliation de trop peut subitement faire basculer l’humanité souffrante du côté obscur de la Force.
Ce n’est certes que du cinéma, un temps fort de la pop culture et un divertissement honorable ; mais il est des œuvres qui, avec plus ou moins de recul, se révèlent prophétiques. Depuis quelques années, de « Occupy wall street » aux gilets jaunes, on ne compte plus sur la planète les mouvements de révolte au sein desquels surgissent de façon récurrente des manifestants grimés en « Joker », alors qu’enfants, leurs parents les avaient sans doute accompagnés dans leur découverte éblouie du premier de cordée Batman. Mais c’était une autre époque, celle où le néolibéralisme sans limites devait faire ruisseler la richesse pour tous.
Alain Meininger
Membre du comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire