La démocratie est en crise. L’espoir de promouvoir ce régime sur toute la planète s’est malheureusement estompé. Son balbutiement dans les anciennes dictatures est escamoté. La philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff examine le malaise démocratique et sociétal exacerbé au fil du temps.
Imposer la démocratie par la force dans les pays du Moyen-Orient a engendré chaos et violences meurtrières. Qu’en est-il de l’Occident, berceau des idéaux démocratiques ? Et de la France qui a fait la Révolution pour affirmer des valeurs républicaines ? Nos républiques sont-elles à la hauteur de l’aspiration des citoyens ?
À en croire le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff, le malaise est incontestable. Son livre s’inscrit dans le prolongement de sa réflexion qu’il mène depuis bien longtemps sur les évolutions ambigües et problématiques de la société française. Ses essais, dont « Mai 68, l’héritage impossible » (La Découverte, 1998), « La Gauche à l’épreuve » (Éditions Jean Perrin, 2011), « La fin du village » (Gallimard, 2012), examinent un malaise démocratique et sociétal exacerbé au fil du temps.
Appartenant à cette génération pour qui mai 68 a beaucoup compté, Jean-Pierre Le Goff reconnaît que les « soixante-huitards, comme bien d’autres avant eux, ont fait tous l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils faisaient ». De la révolution de mai 1968 jusqu’aux polémiques actuelles, Jean-Pierre Le Goff se penche sur les tourments d’une gauche écartelée face à un peuple désorienté dans un monde sans repères et une mondialisation imposée.
La mondialisation souvent décriée est certes un facteur déterminant de ce malaise. Néanmoins, l’écrivain retourne le problème : le malaise de la société est le produit de la déficience des ressources morales, intellectuelles et culturelles qui constituaient autrefois des garde-fous contre l’hégémonie de la loi du marché.
Ce basculement, survenu dans la seconde moitié du XXe siècle, est la conséquence de deux facteurs-clés : « la révolution culturelle des années 1960-1970, plus précisément « l’héritage impossible » de mai 68, et la fin des Trente glorieuses avec le développement du chômage de masse » explique-t-il. Il étaye cette affirmation en se focalisant sur cinq domaines cruciaux : l’individualisme, l’éducation, le travail, la culture et la religion, scrutant dans chacun d’eux le rapport existant entre la contre-culture des années 1960 et le malaise actuel dans la démocratie.
L’analyse de l’individualisme fonde le pivot de sa réflexion. Le nouvel individualisme décrit dans ce livre s’inscrit certes dans un mouvement d’émancipation de l’individu, l’un des fondements du système démocratique. Mais poussé à l’extrême, ce mouvement a créé un déséquilibre, un repli et un compartimentage de la société. La « révolution culturelle » de mai 68 n’a fait qu’apporter son supplément à ce processus, constitué de plusieurs séquences. Il illustre son raisonnement en citant la définition de l’individualisme que donne Tocqueville dans son ouvrage « De la démocratie en Amérique », « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même (…). Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux ; mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains…. »
Autre aspect déterminant pour l’essayiste : les bouleversements dans le domaine éducatif : « dans le nouveau monde, les psychologues et les pédagogues en tout genre ont acquis un statut d’autorité qui fait souvent défaut dans la famille et dans la société. Pour beaucoup, leurs conseils tiennent d’une parole miraculeuse capable de guérir leur malaise et leurs “difficultés relationnelles” en les exonérant de toute responsabilité ».
Volet suivant de sa réflexion : le chômage et la déshumanisation du travail qui incitent au repli. « Le chômage n’est pas seulement un problème économique et social, il comporte une dimension anthropologique fondamentale qui est au cœur du malaise français. Son développement depuis quanrante ans, combiné à celui du nouvel individualisme et à l’érosion des solidarités traditionnelles, a produit de puissants effets de destructuration individuelle et sociale ».
Le nouvel individualisme se traduit également par l’émergence d’un « relativisme culturel ». « Relativisme culturel et individualisme déculturé sont intimement liés. Ce relativisme sous sa forme extrême se traduit par une ouverture culturelle invertébrée (…) Dans l’illusion d’une autonomie absolue, hors de tout ancrage civilisationnel et de toute histoire, la subjectivité individuelle, la façon dont l’individu perçoit spontanément et ressent les choses, les sentiments qu’il éprouve, constituent les critères essentiels d’un choix ouvert sur tous les possibles ».
La crise de la démocratie voit naître aussi de nouvelles formes de religiosité diffuse happée par le « bazar psychologique et spirituel ». Conséquence un peu plus grave : un monde ballotté par l’incertitude, le relativisme et les destructions anthropologiques peut amener des individus à trouver dans le fondamentalisme religieux un « point de vue de certitude qui restructure à sa façon leur identité en morceaux. Ces conversions peuvent verser dans le fanatisme ».
Le diagnostic pessimiste de J.-P. Le Goff du « Malaise de la démocratie » est contrebalancé par des propositions constructives in fine allant de l’affirmation sans équivoque des valeurs républicaines, à la défense d’une école centre de transmission d’un savoir bien défini avec une relative autorité, au refus de toute fatalité. Ce siècle tourmenté exige de la fermeté, une plus grande conscience civique et une profondeur historique estime J.-P. Le Goff. Il exprime ainsi l’espoir de voir enfin l’Europe et la France reconnaître leurs sources culturelles et historiques évitant tout retour nostalgique à un passé idéalisé. Il se définit volontiers lui-même comme « un intellectuel conservateur-rénovateur », dans les traces d’une Hannah Arendt qui « cherchait à redécouvrir les possibilités du passé ». « L’identité d’un pays et d’une civilisation n’est pas une substance immuable et fermée, écrit-il, mais elle ne signifie pas pour autant une recomposition constante et indéfinie. Elle suppose un cadre structurant, une interprétation de son histoire et de son héritage qui implique un choix, structure les événements, leur donne une signification et met en valeur des potentialités inexploitées du passé ». La « reconstruction économique, sociale et politique doit s’accompagner d’une reculturation, d’une réappropriation de notre héritage culturel, poursuit-il. Cet héritage est marqué par le doute et la distance critique qui font de l’Europe le “continent de la vie interrogée” selon l’expression de Jan Potocka…. » affirme-t-il.
Le livre de J.-P. le Goff suscitera sans doute des polémiques, le débat sur la démocratie, assez complexe en lui-même, est déjà ouvert. Quelle que soit notre opinion sur les sources du malaise actuel, nous ne pouvons pas ignorer les observations judicieuses de l’auteur, soutenues par une analyse sociologique et philosophique serrée, appuyée sur des références sérieuses d’auteurs reconnus.
Jean-Pierre Le Goff
Stock, 2016
268 p. – 19 €