Le poids du « mille-feuille » territorial, l’évolution des demandes, ou des exigences, des Français envers les pouvoirs publics, le rôle croissant de l’Union européenne rendent indispensable une refonte de notre appareil politico-administratif et de la répartition des compétences. L’insuffisance de la réflexion préalable, comme la situation politique, ne le permettent pas aujourd’hui. Il conviendrait que la réforme annoncée y prépare ou, à tout le moins, n’ajoute pas de nouveaux obstacles.
Un sujet redevenu d’actualité
Le thème de la décentralisation a été à peine évoqué lors de la dernière campagne présidentielle. Il a retrouvé une place centrale dans le débat politique à l’occasion de la crise des « gilets jaunes ». Celle-ci a, en effet, fait apparaître un besoin de renouer les liens entre le président de la République et l’opinion. Le Grand débat en a été le moyen et il semble qu’il ait, après la « tournée mémorielle » des champs de bataille de la guerre de 1914-1918, changé la perception du Président en ce qui concerne l’organisation politico-
administrative de la France.
Une familiarité accrue avec la France rurale a fait apparaître l’attachement au cadre socio-politique que représente le couple commune-département.
C’est lui qui demeure ancré dans la conscience civique des Français. C’est lui qui représente le relai politique efficace, et non l’ensemble intercommunalité-métropole-région. D’où la volonté de retrouver le lien avec les maires et les départements.
Il reste que cette orientation se heurte à une contradiction majeure : le « couple politique » commune-département ne correspond plus vraiment à la réalité économique et sociale. En d’autres termes, le couple qui permet de toucher les Français n’est généralement pas en mesure de traiter leurs problèmes. C’est ce qui a conduit au long cheminement vers l’intercommunalité et à la mise en place, parfois chaotique, des régions ainsi que des organismes ad hoc : comités de massifs, de bassins etc. pour aboutir à un ensemble d’une extrême complexité.
L’enseignement d’une expérience de quarante années est ainsi dual : la décentralisation a changé la France ; elle l’a rendue inintelligible.
Un bouleversement des rapports de forces politiques et un enchevêtrement institutionnel
C’est pourquoi, au moment où se prépare un nouveau texte, annoncé comme ambitieux, relatif à la décentralisation, il n’est peut-être pas inutile de faire un point sur l’évolution des rapports entre l’État et les collectivités locales.
À cet égard un changement fondamental, et sans doute structurant, a été l’apparition d’une nouvelle classe ou catégorie politique transpartisane, celle des élus locaux devenus « majeurs » – au sens où il n’y a plus de tutelle.
Cette catégorie est évidemment très hétérogène, mais elle se caractérise parce qu’elle tire son pouvoir de ses responsabilités locales. C’est évidemment vrai des maires ruraux ou de villes moyennes, mais ça l’est aussi, et de plus en plus, pour des personnalités ayant des ambitions nationales. Mme Pécresse, MM. Wauquiez ou Bertrand assoient bien leur légitimité et leur pouvoir sur leur statut régional…
La première conséquence a été, jusqu’à l’interdiction du cumul des mandats, que lorsque l’Assemblée nationale, et plus encore le Sénat, traitaient d’un sujet affectant les collectivités locales, les parlementaires se sentaient porteurs en priorité des intérêts des collectivités locales, et d’abord de celles qu’ils administraient.
La seconde est que, les élus étant égaux en dignité et en légitimité, et parce qu’ils dépendent les uns des autres, il faut ménager les intérêts de chacun. Dès lors on ne peut réformer qu’en ajoutant de nouvelles compétences, de nouvelles structures, de nouvelles ressources, sans jamais rien supprimer…
À cet égard le débat parlementaire sur la création de la métropole du Grand Paris a été exemplaire, pour ne pas dire caricatural : des provinciaux absents, les élus de chaque catégorie de collectivités défendant leur pré carré, et, pour finir, un compromis qui simplifiait les structures en ajoutant un niveau supplémentaire à l’édifice !…
C’est ainsi que s’est constitué le « mille-feuille » territorial…
Une réforme indispensable
De telles pratiques, sans doute nécessaires pour engager le processus de décentralisation, et supportables en période d’aisance financière, ne le sont plus aujourd’hui pour des raisons budgétaires, économiques et politiques.
Raisons budgétaires et économiques d’abord, en raison de la multiplication des acteurs et du chevauchement de leurs compétences, qui entraînent un coût direct (« doublonnage » des administrations), un coût de complexité (délais de concertation et de décision ; fragilité juridique de procédures complexes), et enfin, surtout, un coût de qualité de décision (nécessité de mettre tout le monde d’accord…).
Parallèlement, l’extension des compétences et du poids des collectivités locales met souvent l’État dans l’incapacité de conduire seul une politique nationale, qu’il s’agisse de l’emploi, de l’enseignement, de l’action sociale, des investissements publics etc.
Raisons politiques ensuite, car l’empilement des strates conduit à un véritable déficit démocratique.
En premier lieu parce que, devant la multiplication et l’enchevêtrement des structures, le citoyen a du mal à se situer dans l’ensemble national. On méconnaît sans doute l’importance de ce cadre de référence simple et uniforme qui permettait à chacun de se distinguer en ayant recours à des critères communs : on était toujours d’une commune ou d’un département… À cet égard, les perspectives d’un projet de loi « Décentralisation, déconcentration, différenciation » ne laissent pas d’inquiéter. Faire évoluer un cadre devenu inadapté est indispensable. Renoncer à un cadre ou le diversifier à l’excès serait dangereux. Et d’autant plus que cette diversification risque de se faire sur la base d’équilibres ou d’intérêts politiques plus que d’analyses objectives et rationnelles. Le découpage des « grandes régions » est à cet égard une référence.
En second lieu parce que les nouvelles structures sont le plus souvent opaques, ou illisibles, ce qui fait que l’électeur ne sait plus qui décide de quoi, et que, de ce fait, personne n’est plus responsable. Cette véritable crise démocratique est sans doute en partie responsable de la désaffection vis-à-vis de la politique et de son discrédit. Les « gilets jaunes » et les réponses aux questionnaires du Grand débat en témoignent.
Des collectivités locales de plus en plus présentes, un État affaibli, une démocratie atteinte : c’est une face rarement évoquée de la décentralisation. Elle ne doit faire oublier ni ses réussites ni ses apports ; mais elle appelle des ajustements institutionnels.
Des obstacles à la mesure des enjeux
L’idée est généralement admise que, si la décentralisation est imparfaite c’est parce qu’elle est inachevée, et qu’elle est inachevée parce que l’État, c’est-à-dire les ministères et les fonctionnaires, s’accroche à ses pouvoirs. Il y a certes une part de vérité dans cette analyse, mais elle est un peu courte.
Donner du pouvoir aux élus locaux n’est, en effet, pas une fin en soi.
Le but, la raison d’être de la décentralisation, c’est de permettre de prendre les bonnes décisions au bon niveau, afin de créer des richesses dans la préservation de l’intérêt général. C’est ce qu’exprime avec force le deuxième alinéa de l’article 72 de la Constitution. C’est ce à quoi renvoie le propos présidentiel1 : « le temps de la décentralisation doit être un temps de clarification des compétences, des responsabilités et des financements ».
La mise en œuvre de cette orientation, à laquelle on ne peut que souscrire, se heurte toutefois à trois difficultés.
La première est que, derrière les compétences, il y a des pouvoirs, et donc des enjeux et des luttes de pouvoirs. Or, si chaque niveau de collectivités est d’accord pour que l’État se dessaisisse, le partage de son héritage, comme toute succession, est source de conflit, et le seul accord facile serait que chacun puisse tout avoir. C’est ce que Victor Hugo disait de l’amour d’une mère : « chacun en a sa part et tous l’ont tout entier »…
La seconde est que, de sa tradition monarchique, la France a retenu que l’État est, in fine, responsable de tout et doit avoir remède à tout. Il se doit donc de conserver les moyens de répondre à ces exigences.
La troisième est que, de sa tradition jacobine, la France a gardé le goût de la liberté et la passion de l’égalité. Chacun veut décider librement, mais aussi être garanti qu’il aura les mêmes droits où qu’il soit sur le territoire national. Mais comme les richesses, et pour parler clairement la matière fiscale, sont inégalement réparties, il faut un régime de péréquation et de transferts qui réduit nécessairement l’autonomie des contributeurs comme des bénéficiaires…
C’est ainsi qu’in fine la décentralisation pose, à travers la question du bon niveau de décision, celle du bon échelon de solidarité, c’est-à-dire, pour être trivial, celui où l’on accepte, pleinement et sincèrement, de payer ses impôts sans savoir où et au bénéfice de qui ils seront dépensés. Après quinze siècles de centralisation et d’innombrables drames, cet échelon est, pour la France, l’échelon national. C’est un élément constitutif et une condition de notre unité nationale. Les exemples de la Catalogne, de l’Italie du nord, de la Flandre montrent qu’un tel acquis est d’une valeur inestimable et que sa préservation doit être la première de toute les priorités. C’est dans cette perspective et en ces termes que devrait être pensé l’achèvement de la décentralisation. En ayant conscience qu’en matière institutionnelle il n’y a pas d’équilibre mais des mouvements, centrifuges ou centripètes, et que, si ces mouvements peuvent être très lents lorsque les forces politiques sont équilibrées, ils s’accélèrent dès lors qu’une impulsion est donnée.
Les voies possibles
Compte tenu de la multitude d’intérêts particuliers, contradictoires, mais qui ne manqueraient pas de se coaliser en faveur du statu quo, deux démarches sont possibles pour faire progresser la décentralisation au mieux de l’intérêt général.
La première, « pragmatique », ou prudente, consisterait à prendre acte de l’actuel rapport de forces entre les acteurs et à espérer qu’il évoluera du fait du non-cumul des mandats d’une part, et des possibilités offertes par les délégations de compétences d’autre part. On pourrait en attendre de nouveaux modes d’exercice du pouvoir qui susciteraient à leur tour de nouveaux modes d’organisation que le législateur pourrait alors consacrer. C’est grosso modo le cheminement qui a conduit à l’intercommunalité.
La seconde, rationnelle (ou volontariste, ou irénique…) consisterait à analyser les flux (de personnes, de correspondances, de transferts financiers, de marchandises…) et les zones d’influence (des universités, des journaux, des centres de décision…) afin de déterminer, aussi objectivement que possible, les aires géographiques correspondant à la vie économique, sociale, intellectuelle… d’aujourd’hui, afin d’en déduire les circonscriptions politico-administratives, puis les compétences qu’elles sont le mieux à même d’exercer2. Il est clair qu’elle obligerait, au moment ou l’exigence « d’empathie » est envahissante et où le rôle de l’Union européenne devient prépondérant, à redéfinir « le régalien ».
De ces deux démarches, c’est sans doute, selon la formule célèbre, une troisième qui sera choisie. Celle d’une négociation où chacun cherchera les remèdes à ses difficultés et à étendre ses pouvoirs, et où l’on trouvera un équilibre qui ménagera tout le monde, tout en n’écartant pas une nouvelle étape…
L’intérêt national impose une refonte, et pas seulement des aménagements, de notre édifice politico-administratif. Pour y parvenir il faut une pensée claire, une volonté ferme et une assise politique solide. Il ne semble pas que ces conditions soient aujourd’hui réunies. Il faut simplement espérer que les « retouches » prochaines ne rendront pas encore plus difficiles les transformations à venir.
Pierre Steinmetz
Préfet de Région Honoraire
Ancien membre du Conseil Constitutionnel
Photo : Shutterstock, Pierre Olivier