De Gaulle appartient désormais pleinement à l’Histoire. Le temps des polémiques partisanes paraît révolu, du moins si l’on s’en tient au concert de louanges médiatiques autour du cinquantenaire de sa disparition. L’Homme du 18 juin 1940 et fondateur de la Ve République est érigé au rang de mythe national. Si le gaullisme partisan paraît en déshérence, Charles de Gaulle n’a jamais autant fait recette. La classe politique actuelle use volontiers de sa personne et de ses actions – mais pas de toutes ! – comme une référence incontournable, qui va du modèle à poursuivre à une source d’inspiration.
Parmi les éléments du mythe, il en est un que de Gaulle a façonné de son vivant : le décolonisateur.
L’ « homme de Brazzaville » aurait perçu, avant nombre de ses contemporains, la nécessaire décolonisation et, une fois celle-ci réalisée par lui, aurait su bâtir un modèle de relations entre la France et ses anciennes colonies qualifié de « coopération » et aurait été un des pères de la Francophonie actuelle. Le chercheur ne peut que nuancer cette mémoire gaullienne tout en soulignant ce qui relève de nos jours de cet héritage, tant revendiqué et pas toujours bien connu.
Le décolonisateur
L’image de « décolonisateur » s’appuie sur le mythe de Brazzaville. L’ambiguïté est de mise. D’abord parce que lorsque le Général, président du Comité français de libération nationale (CFLN), réunit dans la capitale de l’Afrique équatoriale française (AEF), en janvier-février 1944, une conférence des gouverneurs coloniaux, il ne s’agit pas d’examiner les conditions des futures indépendances politiques des territoires africains. Dans un contexte international de plus en plus défavorable aux puissances coloniales, de Gaulle entend réformer les modalités de gouvernance de l’empire français afin de le faire mieux accepter par les populations autochtones et ainsi le faire durer.
L’homme du 18 juin a compris que la nouvelle France, qui est en train de sortir de la guerre, doit être plus respectueuse des personnalités des peuples colonisés en leur donnant plus de pouvoirs dans la gestion de leurs affaires propres.
Il fait sienne la philosophie de l’association, sous l’influence de Félix Eboué et d’Henri Laurentie. D’indépendance rapprochée, il n’est alors pas question.
De Gaulle adopte d’autant plus facilement cette option stratégique à la Libération qu’il n’a jamais été, auparavant, un thuriféraire de la colonisation. À sa sortie de l’école militaire spéciale de Saint-Cyr, son regard reste fixé sur la « ligne bleue des Vosges » et non vers l’Empire. Durant l’entre-deux-guerres, il ne communie guère avec la ferveur coloniale très en vogue. Dans ses réflexions stratégiques, il se montre opposé aux aventures militaires coloniales qui distraient les moyens de la France de sa défense continentale. L’empire paraît surtout se résumer à un élément parmi d’autres de la puissance française qui s’inscrit dans des analyses plus vastes sur les moyens de la puissance et de la guerre moderne. En 1932, dans la conclusion du projet de loi relatif à l’organisation de la Nation pour le temps de guerre préparé par le secrétariat général du Conseil supérieur de la défense, il met en avant – de manière fort classique pour l’époque – la nécessité de « nourrir la guerre avec les seuls moyens de la France et de son Empire ». À la veille de la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle ne brille pas par son originalité dès qu’il s’agit des principes généraux de la puissance française, même s’il se distingue dans les domaines techniques (usage de l’arme blindée et de l’aviation)1.
Cette option classique, qui se fonde sur les moyens de la puissance, ne vaut pas croyance en la défense et illustration de la colonisation. De Gaulle nourrit même des doutes à la suite de son expérience au Levant, entre 1929 et 1931, où il officie comme responsable des 2e et 3e bureaux des forces françaises qui y sont stationnées. Il y perçoit clairement la force des nationalismes arabes – qualifiés, dans Vers l’armée de métier, de « lourdes secousses de l’Islam »2 –, même s’il repousse, dans l’immédiat, l’idée d’indépendance.
À la Libération puis tout au long de la IVe République, Charles de Gaulle se montre partisan du maintien de liens organiques étroits – sur des bases fédératives – entre la France et ses territoires d’outre-mer, du moins tant que l’Empire demeure un facteur essentiel à la puissance française3. Conscient de la force des nationalismes mais aussi de la nécessité d’une véritable politique d’aide au développement, le Général met en avant une vision progressive de l’émancipation de ces territoires, par étapes successives, suivant le degré de développement de chacun d’entre eux. Le terme d’une telle évolution paraît être, pour plusieurs décennies, la constitution d’une Communauté organique de destin entre la France et son ancien empire colonial dans laquelle le Gouvernement français ne conserverait plus que la direction des affaires régaliennes (diplomatie, défense, monnaie et coordination économique générale).
Au-delà des considérations centrales liées à la notion de puissance, Charles de Gaulle nourrit une pensée ultramarine qui se refuse à tout dogmatisme et à tout juridisme excessif. Et, à partir du milieu des années cinquante, sous le coup de la défaite de Dien Bien Phu et de l’évolution générale des relations internationales, il réévalue progressivement le facteur empire dans la balance générale de la puissance de la France. Pour exercer un rôle mondial, il n’est plus besoin de posséder des territoires en pleine souveraineté.
Une influence prépondérante lui apparaît bientôt plus à même de réaliser un jour ses desseins de grande puissance.
C’est dans ce schéma conceptuel et pragmatique qu’en revenant au pouvoir en juin 1958 il doit affronter la question algérienne et, de manière plus générale, celle du devenir de l’empire. De Gaulle pense-t-il, dès l’été 1958, conduire l’Algérie à l’indépendance ou cela s’est-il imposé à lui comme une nécessité vitale s’il voulait mener à bien son programme de réaffirmation de la France sur la scène mondiale ? La controverse historique fait toujours rage. On peut cependant avancer que, compte tenu de sa pensée ultramarine fondée sur l’association, son refus de tout juridisme excessif, l’indépendance n’est pas pour lui un tabou. Pour autant, il ne la voit pas dans l’immédiat. Il nourrit une vision par étapes du processus de décolonisation qui s’étendrait sur une ou plusieurs décennies. En ce sens, il est symptomatique qu’il défende, en juin 1958, la mise en place d’une Communauté franco-africaine pour vingt-cinq ans. Les anciens territoires d’outre-mer africains deviennent ainsi, avec la Ve République, des États autonomes au sein de la Communauté organique (titre XII de la Constitution de 1958 abrogé en 1995) ; la République française conservant, comme il n’a cessé de le souhaiter depuis des années, la maîtrise des domaines régaliens. C’est très probablement dans cette Communauté organique que de Gaulle entend, en 1958 et 1959, faire évoluer l’Algérie.
Le terme, pour l’Algérie comme pour l’Afrique subsaharienne, est bien l’indépendance mais pas dans l’immédiat et avec le maintien de liens forts de coopération avec la France.
D’ailleurs le Général consacre beaucoup de son énergie à faire accepter par les populations africaines et leurs leaders son projet de Communauté. C’est tout l’objet de sa grande tournée en Afrique de la fin août 1958 et notamment de son discours de Brazzaville, le 24, dans lequel il demande aux électeurs africains de voter « oui » au référendum du 28 septembre sur la Constitution et d’adhérer à son projet de Communauté tout en affirmant que la France ne s’opposerait pas à l’indépendance en cas de « non ». Le discours de Brazzaville, fondement de la geste décolonisatrice du Général, est bien celui du 24 août 1958 et non celui du 31 janvier 1944.
L’évolution de la situation en Algérie ainsi qu’en Afrique subsaharienne contraint cependant le Chef de l’État à revoir sa copie. Les temps ne sont manifestement plus aux grands ensembles organiques unissant, même de manière souple, une métropole européenne et ses anciennes colonies devenues autonomes. Dès septembre 1959, il ouvre, lors de sa conférence de presse du 16, le long et difficile processus d’autodétermination de l’Algérie et, parallèlement, celui de la désagrégation – rapide – de la Communauté franco-africaine. Il entend donc tourner définitivement la page de l’empire et procéder à ce qu’il qualifie de « prurit d’affranchissement » au bénéfice d’une réorientation des modalités de la puissance de la France4.
L’invention de la coopération
Cette fin assumée de l’empire s’inscrit, chez de Gaulle, dans une conception globale de la puissance de la France qui vise à restaurer son rang de grande puissance.
Cela implique de développer les moyens économiques, commerciaux et monétaires (nouveau franc, développement industriel) de la France tout autant que ses instruments militaires (force de frappe nucléaire).
Si sa pensée n’est pas dogmatique – le gaullisme n’est pas un corpus idéologique –, elle s’appuie néanmoins sur des grands principes structurants qui guident ses actions : indépendance nationale et coopération entre nations souveraines.
« Une telle politique de grandeur implique que la France soit en mesure d’exercer une influence hors de proportion avec ses moyens matériels »5. Il lui faut pouvoir s’appuyer sur des sphères d’influence ainsi que sur une image positive, condition de son soft power. Une fois débarrassé de l’opprobre jeté sur les colonisateurs, le Général entend appuyer le rôle mondial de la France sur des ensembles politico-géographiques qui formeraient sa sphère d’influence propre. Au centre du dispositif, la France doit prendre la tête d’une Europe organisée sur le mode de la coopération intergouvernementale (Plans Fouchet).
Puissance euro-africaine, elle doit également susciter autour d’elle la création d’un bloc maghrébin et d’un bloc africain (Afrique subsaharienne francophone) qui doivent former le socle instrumental d’une grande politique à l’égard du tiers-monde.
De manière générale, le concept gaullien de « coopération » constitue une matrice fondamentale dans ce nouveau schéma de puissance. Elle forme un concept opératoire de sa vision des relations internationales qui doit permettre à la France de retrouver un rôle majeur sur la scène internationale. Elle ne se réduit pas à la seule perspective franco-africaine et doit permettre de dépasser l’organisation bipolaire du monde en développant cette forme de relations entre nations souveraines et indépendantes. La reconnaissance de la République populaire de Chine, la politique d’ouverture en direction de l’URSS et de l’Europe de l’Est, ainsi que la grande tournée du Général en Amérique latine en 1964 en attestent notamment. La condamnation de l’intervention américaine dans la péninsule indochinoise, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, répond à ce souci d’une coopération pragmatique entre les peuples, au-delà des idéologies, seule garante de la paix mondiale.
L’insuffisance des moyens français pour mener à bien une politique mondiale de coopération – en particulier dans son volet aide au développement – et l’échec de certaines de ses déclinaisons bilatérales, comme avec l’Algérie, ont conduit à la réduire, pour la postérité, à la coopération franco-africaine. Elle est ainsi devenue le modèle des relations postcoloniales que le Gouvernement français veut exemplaire. Une nouvelle ère des relations franco-africaines paraît alors s’ouvrir sur le principe de l’égalité juridique entre États indépendants, même si celle-ci est contredite, dans les faits, par l’aide vitale apportée par Paris à ses partenaires africains. Ces pratiques empiriques d’aide des premières années consécutives aux indépendances sont bientôt théorisées et magnifiées par Charles de Gaulle sous le vocable de « Coopération » hissée au rang d’« ambition nationale ». La politique de coopération franco-africaine est ainsi née et demeure, jusqu’à la fin de la guerre froide, plus ou moins dans l’épure gaullienne.
Cette politique relève tout autant de la volonté de puissance, qui vise à conserver à la France un « pré carré » en Afrique (protection militaire et diplomatique), que de l’aide au développement.
Celle-ci souligne bien les ambiguïtés de la politique française puisque la puissance d’un État dépend aussi de la représentation que les autres nations se font de lui et en partie de l’image qu’il souhaite donner de lui-même. La France, une fois « libérée » du poids de ses colonies et du colonialisme, entend dès lors mener une grande politique mondiale d’aide au développement et se poser en championne du tiers-monde. La diplomatie gaullienne vise à positionner la France en avant-garde des pays riches qui veulent œuvrer pour un développement harmonieux de la planète. La France doit trouver dans cette « grande ambition » une justification propre à sa vocation universelle et à sa volonté de grandeur. Mais la vision du tiers-monde du Général ne relève pas que d’une conception géopolitique de la puissance qui entend maintenir à l’État-nation France un statut mondial.
L’aide au développement constitue un facteur fondamental de stabilisation du système international car aucune paix durable n’est possible si le monde reste divisé entre pays pauvres et riches.
Le Général considère le problème du sous-développement comme la question majeure de la deuxième moitié du XXe siècle et regrette que cette « question mondiale par excellence »6 soit dangereusement compliquée par le fait qu’elle s’insère dans le contexte de la guerre froide.
Avec la fin de la guerre froide et l’accélération de la mondialisation, qui bouleverse les paradigmes du système international, la France a dû adapter les objectifs et les moyens de sa politique extérieure, tout en les conciliant avec « l’attachement profond à la souveraineté nationale »7. L’objectif gaullien d’ « une France maîtresse de son destin – écrit Jacques Chirac dans ses Mémoires –, messagère de valeurs universelles, attachée au respect de l’identité des peuples et soucieuse de défendre sa vision d’un monde multipolaire »8 est toujours de mise. En revanche, les moyens diffèrent sensiblement puisque le multilatéralisme constitue la clé principale de cette adaptation, ce qui n’empêche pas, bien évidemment, la poursuite d’objectifs nationaux et l’usage de pratiques bilatérales.
C’est dans ce cadre renouvelé de la puissance française que les relations avec ses anciens territoires coloniaux – essentiellement africains – s’inscrivent désormais pleinement. L’exceptionnalité de ces relations tend à s’estomper. Cela n’empêche pas l’ambition africaine de la France de demeurer, même si elle associe plus étroitement, à l’image de l’ensemble de son action internationale, l’Union européenne. Le tête-à-tête franco-africain n’a pas résisté à la fin de la guerre froide et au processus multiforme de la mondialisation.
Une certaine « normalisation » des relations franco-africaines, bien éloignée du modèle gaullien des années 1960, s’est produite, à commencer par la culture franco-africaine qui fait de moins en moins partie de l’ADN des élites françaises.
Pour autant, le temps du « désengagement » de la France n’est pas d’actualité. À partir de 2011-2012, on assiste au retour d’un fort activisme militaire français sur le continent africain et plus précisément dans son ancien « pré carré », même si le fonds de la doctrine française reste, depuis la fin des années 1990, le renforcement des capacités militaires africaines. Mais le temps de l’unilatéralisme militaire n’est plus de saison tant les nécessités opérationnelles excèdent les capacités françaises. À la différence des années 1960, si la France intervient seule à un moment donné d’une crise, elle recherche rapidement la relève ou l’appui par une force multinationale, de préférence africaine.
De plus, si la France a perdu du terrain du point de vue économique sur le continent africain en vingt ans, elle reste néanmoins le premier partenaire commercial de l’Afrique francophone, essentiellement grâce au Maghreb qui représente 50 % de ses échanges avec le continent. Mais, signe des réalités africaines actuelles, ce trio historique est suivi par un autre trio, celui des principaux marchés du continent : Afrique du Sud, Nigeria et Égypte. La France a doublé ses exportations entre 2000 et 2017, mais dans un marché africain dont la taille a quadruplé au cours de la même période. Elle participe donc pleinement à la croissance africaine, même si elle n’est plus forcément le partenaire économique et commercial le plus visible comme peut l’être la Chine9. Si, comme le général de Gaulle l’avait voulu au lendemain des indépendances, l’ambition africaine de la France – élément important de son programme de puissance – demeure, ses modalités se sont adaptées aux réalités de l’Afrique et du monde ainsi qu’aux capacités d’une France du XXIe, de plus en plus européenne et de moins en moins mondiale.
Une francophonie plus qu’une organisation internationale de la Francophonie
De Gaulle n’est pas non plus, contrairement à une certaine postérité, un des « pères de la francophonie » actuelle. Dans le cadre de sa conception de la puissance, de la Communauté à ses prolongements par des sphères d’influence, Charles de Gaulle ne l’a pas conçue comme un outil de puissance en tant que tel. Pour lui, la francophonie se résume à la communauté formée par tous ceux qui, à travers le monde, pratiquent la langue française. Il n’est initialement pas question de réunir au sein d’une organisation de coopération intergouvernementale les États et les communautés francophones du monde. La priorité instrumentale demeure celle de la défense du « pré carré » africain, ce qui passe par la création d’une organisation de coopération intergouvernementale des États africains et malgache francophones fortement influencée par la France. Cela se traduit dès 1961 par la création de l’Union africaine et malgache qui se transforme, après bien des péripéties, en Organisation de coopération africaine et malgache (1965). Toutefois, à l’heure du panafricanisme et de la création de l’Organisation de l’unité africaine (1963), une organisation de communauté de destin entre pays issus de l’ancienne Afrique française n’est plus de mise. D’ailleurs, ce sont les dirigeants africains francophones (Léopold Sédar Senghor et Hamani Diori) qui ont réclamé, les premiers, une organisation francophone regroupant la France et ses anciennes colonies ainsi que tous les autres pays ou communautés francophones, après avoir en vain demandé la multilatéralisation de la coopération bilatérale franco-africaine. Ils se heurtent longtemps au scepticisme du président français.
Après avoir réalisé la décolonisation de l’Afrique francophone subsaharienne en 1960-1961, de Gaulle se méfie tout particulièrement des engagements ou nouvelles formes d’organisation interétatiques qui auraient pu être interprétées comme relevant d’une forme de néo-colonialisme.
Il souhaite que la France soit définitivement libérée du poids de la colonisation car il n’y a pas de politique de Grandeur sans image positive de la France dans le monde.
Pour autant, le Général n’est pas fermé à l’idée de la francophonie. Il soutient la francophonie avec un f minuscule, celle qui se définit comme l’ensemble des peuples et des gouvernements d’expression francophone, en particulier à travers le tissu associatif francophone.
En revanche, il s’oppose à toute forme d’institutionnalisation de cette francophonie, la francophonie avec un F majuscule qui renvoie à la création d’une organisation internationale de la francophonie.
Ce refus gaullien est le fruit d’un scepticisme générationnel et conceptuel. Sa génération est moins marquée que les suivantes par le multilatéralisme. Elle ne conçoit pas ou plus difficilement que la puissance de la France puisse se déployer selon un modèle plus multilatéral que bilatéral dans ses relations avec le monde extérieur. Au fond, de Gaulle ne pense pas à la francophonie mais à la grandeur de la France. Il y a bien une politique de défense et de soutien à la langue française – qui est pour lui la langue de la nation française – à travers le monde, mais elle n’implique pas la création d’une organisation de la francophonie.
C’est donc plus à travers la cause québécoise que pour la francophonie en elle-même qu’il finit par accepter le principe, en 1969, de la création de la première organisation de coopération intergouvernementale francophone : l’Agence de coopération culturelle et technique (traité de Niamey en 1970). Mais elle est longtemps restée dans l’épure voulue par de Gaulle qui n’entendait pas en faire une organisation concurrente de la coopération bilatérale franco-africaine. Il a fallu attendre la relance du président François Mitterrand avec la réunion du premier sommet des chefs d’État et de gouvernement francophones en 1986 puis l’activisme militant du président Jacques Chirac pour que l’Organisation internationale de la francophonie voit le jour à partir de 1997.
Toutefois, la priorité gaullienne aux relations franco-africaines ne paraît pas avoir disparu, même dans le cadre de la multilatéralisation croissante – surtout après la fin de la guerre froide – de la politique extérieure française. L’élection de l’ancienne ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, en octobre 2018, comme secrétaire générale de l’OIF, grâce au soutien décisif – et inattendu – du président français Emmanuel Macron en atteste notamment. Le primat est-il donné à la volonté de pacifier et de reconstruire la relation franco-rwandaise ? Et, dans ces conditions, le poste de secrétaire général et donc l’OIF ne sont-ils pas des variables d’ajustement dans la recomposition de la politique africaine de la France ? Ou ce choix est-il seulement guidé par la volonté de développement de cet outil potentiellement très utile qu’est l’OIF dans le jeu multilatéral en s’appuyant sur un État particulièrement actif sur la scène africaine ?
Il semble bien que la realpolitik l’ait emporté au détriment de la francophonie institutionnelle.
Le choix peut paraître très gaullien même s’il semble difficile d’imaginer le général de Gaulle confier ce poste stratégique de la francophonie à un régime rwandais qui continue à accuser la France de complicité de génocide. Sur le fond, on est en droit de se demander si les mandats mitterrandien et chiraquien n’ont pas été une parenthèse dans une épure gaullienne qui limite essentiellement la francophonie à la défense de la langue française à travers le monde plus qu’à une défense institutionnalisée et multilatérale du fait politique francophone.
Frédéric Turpin
Professeur d’histoire contemporaine, Chaire Senghor de la francophonie, Université Savoie Mont Blanc
Membre de l’Académie des sciences d’outre-mer
- Éric Roussel, Charles de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002, p. 52-56 et 986-992. ↩
- Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Paris, Berger-Levrault, 1934, p. 112. ↩
- Frédéric Turpin, De Gaulle, Pompidou et l’Afrique : décoloniser et coopérer (1958-1974), Paris, Les Indes savantes, 2010, p. 23-36. ↩
- Roger Belin, Lorsqu’une République chasse l’autre. 1958-1962. Souvenirs d’un témoin, Paris, Éditions Michalon, 1999, p.107. ↩
- Philip Cerny, Une politique de grandeur : aspects idéologiques de la politique extérieure de De Gaulle, Paris, Flammarion, 1986, p. 146. ↩
- Conférence de presse du général de Gaulle, 31 janvier 1964 (Charles de Gaulle, Discours et messages. Tome 4. Pour l’effort. 1962-1965, Paris, Plon, 1970, p. 245). ↩
- Jacques Chirac, Mémoires. Tome 2. Le temps présidentiel, Paris, Nil, 2011, p. 218. ↩
- Jacques Chirac, op. cit., p. 221. ↩
- Rapport d’Hervé Gaymard (rapporteur Pierre-Ange Savelli) au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères et au ministre de l’Économie et des Finances, « Relancer la présence économique française en Afrique : l’urgence d’une ambition collective à long terme », avril 2019. ↩