Souvent approchée par la diversité de ses outils, la prospective nous questionne ici par ses finalités. Au pays de Descartes, la rationalité tend parfois à effacer la question du « pourquoi », du but, au bénéfice d’un savant « comment », de la méthode. À l’aube d’une campagne présidentielle fertile en désirs d’avenir contradictoires mais porteuse d’une recherche de sens, il convient de s’interroger sur l’intérêt et la capacité à penser le futur non pour contempler avec intelligence son déroulement mais pour agir concrètement en faveur de la défense de nos valeurs et intérêts. Dans un contexte géopolitique et géostratégique tendu, la prospective, couplée à une stratégie opérationnelle, ça sert d’abord à faire la guerre.
« Pourquoi », ce mot est ambivalent et recouvre aussi bien la recherche des causes d’un phénomène que celle des finalités d’une action. Dans quel but faire de la prospective ? Telle est la question. Nous laisserons à d’autres le soin de détailler la définition de ce qu’est la prospective et de savoir comment la pratiquer. Il n’y a pas consensus mais retenons à ce stade que la prospective est un état d’esprit, une attitude, qui consiste à se projeter dans l’avenir, à une échelle donnée, de manière structurée et réfutable, empruntant ainsi à la démarche scientifique sans nier la sensibilité de détecter les signaux faibles d’évolution sociétale.
Il convient cependant de rester modeste. Si Gaston Berger, père de l’École de prospective française, engageait ses disciples à voir loin, large, à prendre des risques et à libérer l’Homme du fatalisme1, il était aussi élève de Bergson. Ce dernier dissociait le futur proche, prévisible, dans la mesure des capacités de l’intelligence humaine de la longue durée faite de discontinuités, largement inaccessible à notre pensée.
Reste que l’année 2022 se prête à la spéculation. La prochaine élection présidentielle décidera pour partie de l’avenir de la France d’ici 2027. Le paysage politique allemand se recompose. L’Europe se cherche toujours dans un concert de puissances où les Américains et les Chinois se disputent le premier rôle. Faudra-t-il s’adapter aux projections dessinées par d’autres ou bien définir pour la réaliser notre propre trajectoire en liant prospective et action ?
Au filtre de l’analyse fonctionnelle, la prospective nous apparaît avoir trois fonctions dont le degré d’ambition va croissant et s’imbrique avec une approche stratégique qui justifie l’engagement d’une démarche intellectuelle interdisciplinaire exigeante.
Penser l’avenir peut ainsi servir la définition de stratégie adaptative des acteurs, notamment privés, par le jeu de l’anticipation des évolutions possibles d’un système au regard de ses invariants et de ses variables, en particulier démographiques et économiques. Dans le champ public, cette approche peut être conduite ou prolongée dans une démarche participative qui associe les parties prenantes autour des avenirs préférables à co-construire dans la perspective d’une action politique consensuelle. Il reste qu’une prospective d’envergure, susceptible d’asseoir une stratégie globale, à la main d’un État ou d’un groupe d’États – une prospective que nous qualifierons de fondatrice – appelle non seulement une capacité spéculative, plus ou moins ouverte à l’ensemble des acteurs, mais surtout une capacité de déclinaison stratégique opérationnelle, une capacité d’agir pour changer le cours des choses. Si la France et l’Union européenne semblent dans l’impossibilité institutionnelle de fonder une stratégie et donc de justifier un véritable effort de prospective tant leur organisation est fragmentée, il n’en va pas de même des grandes puissances cohérentes que sont les États-Unis ou la Chine dont l’hégémonie repose précisément sur l’aptitude à penser leur futur et à orienter leurs actions, dans le présent, pour le réaliser.
Une prospective adaptative et/ou participative à champ thématique ou territorial restreint
Les « Futures Studies » pragmatiques d’échelle et de portée modestes
Si la pensée « prospective » s’est développée en France sous l’impulsion de Gaston Berger puis Bernard de Jouvenel2, elle s’est épanouie aux États-Unis sous le vocable de « Futures Studies » ou de « Foresight » avec une réduction sensible de son ambition originelle « à la française » à une forme de prédiction du futur proche3. Il ne s’agit pas ici de bâtir les futurs possibles en y associant les parties prenantes, en particulier la société civile pour assurer le meilleur des futurs pour tous, dans une vision humaniste et démocratique inspirée des Lumières.
Il s’agit de manière pragmatique de situer un objet, entreprise, opérateur, service, dans le champ d’évolution de son environnement politique, socio-économique et environnemental. Derrière la diversité des méthodes, de leur foisonnement académique, force est de constater la constance d’un repérage des phénomènes considérés comme invariant sur un horizon en général compris entre 10 et 30 ans et des variables susceptibles de bouger, sur lesquelles jouer. Ces dernières générant une variété de scénarios à confronter avec les aspirations propres de l’entité qui construit sa prospective4.
Pas forcément rendues publiques et même souvent secrètes au regard de la sensibilité des choix finalement opérés par leur instigateur, surtout s’il s’agit d’entreprise, les prospectives adaptatives constituent sans doute une approche pragmatique et réaliste pour un acteur qui subit globalement plus son environnement qu’il ne peut le modifier.
L’engouement pour les prospectives territoriales participatives
Moins discrète que la précédente, la prospective démocratique à champ territorial réduit rencontre un certain succès parmi les collectivités, en particulier intercommunales et régionales françaises, plus rarement au sein des conseils départementaux ou municipaux.
Cette aspiration à structurer l’avenir de territoires dont l’institution juridico-politique est relativement récente renvoie sans doute à la double volonté d’exister, dans le futur mais aussi, et peut-être surtout, dans le présent, en tentant de rassembler les autres acteurs de manière souple autour de la construction d’options d’avenir. Bien campés sur leur histoire bicentenaire, départements et communes5 se concentrent sur leurs compétences et l’évolution de leurs moyens financiers qui appellent davantage des audits thématiques ou financiers.
Au-delà des déterminants à agir en faveur de ces prospectives territoriales participatives, notons des traits communs : la reconnaissance souvent implicite de la dépendance des acteurs du territoire à un cadre juridique et économique surdéterminant.
Dans tout système de gouvernance multiniveaux6 mais singulièrement en France où l’organisation décentralisée de la République reste conditionnée au principe d’égalité, il y a un rapport de soumission à l’échelon souverain. L’État, fédéral ou unitaire, est garant de la cohérence du système politique. En France, il encadre, souvent précisément, l’action des collectivités infra. En termes économiques, les stratégies territoriales tiennent pour acquise la volatilité des facteurs de production et actionnent des facteurs d’attractivité fiscale, infrastructurelle, écologique ou de capital humain dont elles peuvent disposer ou jouer.
Peu originales d’un territoire à l’autre, ces démarches sont d’abord servies par le sentiment qu’ont les élus que leur collectivité est unique et qu’ils doivent le souligner auprès de leurs électeurs afin d’exister médiatiquement. Vient en renfort de ces prospectives territoriales l’effet d’engouement pour la « démocratie participative », dans laquelle il est désormais de bon ton de se draper pour lutter contre le désintérêt du corps électoral, un détournement des urnes dont on explique trop vite qu’il tient à un défaut d’association à la décision alors que la difficulté réside plutôt, selon nous, dans le manque d’efficacité des pouvoirs publics à résoudre les problèmes structurels du corps social.
Pour une prospective fondatrice et offensive couplée à un plan d’action stratégique
L’improbable capacité de projection d’une gouvernance européenne fragmentée
La finalité clef de la prospective se situe de notre point de vue dans la volonté ET la capacité conjointe de construire le futur, plus que de le subir ou de s’y adapter. Ici, le rôle des États d’une certaine envergure, du pouvoir souverain, est central.
En France, l’après-guerre et l’objectif de renouer avec une certaine grandeur pour un pays victorieux mais détruit, ont fait le lit d’une prospective opérationnelle active. En 1946 nait le Commissariat général au plan (CGP). La Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) sera créée par le Général De Gaulle en 1963. De ces années servies par la croissance et un rapport décomplexé aux progrès matériels, facile à mesurer et à bâtir grâce à la manne fiscale des Trente Glorieuses, découlent les piliers de la France qui s’érodent cependant faute d’entretien : parc électro-nucléaire garant d’une certaine indépendance énergétique, agriculture de classe mondiale, infrastructures de transport bien développées au carrefour de l’Europe, système social envié, appareil éducatif de qualité malgré la massification, recherche visant l’excellence. Près de 75 ans après le CGP, force est malheureusement de constater que l’actuel Commissariat général à la stratégie et la prospective (CGSP), habilement rebaptisé « France Stratégie » par Jean Pisany-Ferry lorsqu’il en était à la tête, est davantage producteur d’études statistiques et d’évaluation de politiques publiques que visionnaire7.
Embarquée dans une construction européenne laborieuse, la France peut-elle en réalité porter un destin autonome et justifier d’une réflexion globale pour construire « son futur » indépendamment de ses voisins, Allemagne en tête qui concentre l’essentiel de la puissance économique et commerciale européenne ?
Notons cependant que les services de l’État français encore actifs sur des champs prospectifs thématiques demeurent ceux de la défense nationale, de l’énergie et de l’agriculture. Après le Brexit qui a affaibli l’Union8, l’armée française demeure, au sein de l’UE, le seul instrument opérationnel, capable de projection sur les terrains extérieurs. La capacité d’agir induit la nécessité de réfléchir et de bâtir des scénarios9. Il en va de même pour l’énergie10 et l’agriculture11, domaines dans lesquels la France reste, encore, un champion mondial, position qui induit une capacité de projection et d’action.
À l’Europe de reprendre le flambeau d’une prospective « souveraine » globale et d’éclairer l’avenir d’une communauté d’environ 450 millions d’habitants ? Pas si simple car nous évoluons dans un système de gouvernance déséquilibrée où les compétences de l’Union et des États sont dispersées, interdisant une vision de l’ensemble des politiques publiques, militaires, diplomatiques, sanitaires, socio-économiques, environnementales, fiscales et financières12. Il n’est guère qu’en matière environnementale que l’Union se donne l’impression d’exister tentant de construire un avenir décarboné à toute force, négligeant cependant que l’essentiel s’agissant de la réduction des GES se joue ailleurs, en particulier en Chine et en Inde au péril des équilibres socio-territoriaux internes des États, notamment en France13. Sans doute est-ce davantage la faiblesse énergétique de l’UE qui justifie, au fond, son positionnement sur le climat nonobstant sa réticence à (re)développer l’énergie nucléaire qui est pourtant un facteur clef de notre indépendance vis-à-vis de la Russie, du Qatar et de l’Algérie.
L’Alliance des démocraties contre la Ligue des autoritaires : pour une prospective de choc
On pourrait se contenter de dénoncer l’absence d’une prospective française et européenne globale en invoquant notre passé glorieux où l’Utopia de Thomas Moore le disputait à la Méthode cartésienne, les Lumières au Positivisme comtien. Nulle nostalgie mais le simple constat de l’urgence de protéger, si ce n’est de construire, un environnement géopolitique et économique qui nous soit favorable car l’avenir, à défaut d’être bâti par nous, peut laisser place à un présent déconstruit par d’autres que nous pourrions pleurer.
La prospective et la pensée stratégique qui l’accompagne pour la justifier sont d’autant plus importantes que les conflits pointent.
Longtemps anesthésiées par la prétendue fin de l’Histoire, l’effondrement du bloc soviétique et le bouclier transatlantique, l’Europe et la France, qui garde une aspiration à peser sur le Monde, doivent se confronter à l’avenir. Encore faudrait-il le faire sans dispersion, voire atomisation de la puissance publique. Préalable à une projection dans le futur pour y défendre ses valeurs et intérêts, il convient de se penser comme une entité cohérente. La prospective ne se définit pas in abstracto mais par rapport à un point de vue, une identité à défendre. La Prospective est un acte de souveraineté.
Il est notable que la seule démocratie dont les analyses prospectives rayonnent à l’échelle internationale soit les États-Unis à travers le rapport sur « Le Monde en 2040 vu par la CIA » (2021). Il est aussi remarquable que ce soit l’Administration Biden qui prône une « Alliance des démocraties » pour contrecarrer l’essor de la Chine, au-delà de la seule zone indo-pacifique tant les besoins en énergie et en matières premières sont grands.
C’est bien de la Chine et de la ligue des pays au régime autoritaire que vient le danger. Penser le Monde au XXIe siècle, ses futurs possibles en incluant non seulement nos désirs de plus de liberté, de prospérité et d’environnement préservé mais également le dessein des « autres » à promouvoir leur civilisation, leur rapport vertical au pouvoir, leur rattrapage matériel et la préservation de leurs ressources, n’est plus une option mais une nécessité.
Penser l’avenir du Monde, c’est se l’approprier, faire sien un futur qui se construise, dans le présent, par une somme d’actions raisonnées, planifiées, réalistes et finalement réalisatrices d’un dessein voulu14. À trop laisser le soin à d’autres puissances de structurer « leur futur », ne risquons-nous pas de nous y perdre pour se résoudre à vivre, en périphérie du Monde, dans le souvenir de notre passé ? En cette année tournant pour la France et l’UE, il n’est pas trop tard pour appeler à une ambition d’avenir, un avenir national ou communautaire mais, quel qu’il soit, à un avenir choisi plus que subi.
L’effacement des Occidentaux de la marche du Monde qui est à l’œuvre sous le coup d’une cancel culture et d’une hyper-division du corps social15, n’est-il pas le nom du refus de se battre, confronté à l’incapacité à agir collectivement, à la bonne échelle ? La résignation n’est-elle pas la meilleure explication à la crise d’une prospective européenne et nationale fondatrice, tendue vers l’action offensive ? La Prospective, ça sert d’abord à faire la guerre !
Robin Degron
Professeur associé à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (HDR Géographie)
Conseiller scientifique de Futuribles
Ancien conseiller spécial du Commissaire général de France Stratégie
Magistrat des comptes
- Gaston Berger, L’attitude prospective, in L’Encyclopédie française, 1959. ↩
- Bernard de Jouvenel, The Art of Conjecture, in Futuribles, 1964. ↩
- Wendell Bell, An Overview of Futures Studies, in Knowledge Base of Futures Studies, 1996. ↩
- Michel Godet, De l’anticipation à l’action, 1991. Et, du même auteur, Manuel de prospective stratégique, 1997. ↩
- Robin Degron, Vers un nouvel ordre territorial français en Europe, 2014. ↩
- François-Matthieu Poupeau, Analyser la gouvernance multi-niveaux, 2017. ↩
- À noter cependant la continuité d’un chantier, si ce n’est de prospective, du moins de projection à dix ans conduit par France Stratégie et la Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère des Affaires sociales « Prospective des métiers et des qualifications » (PMQ). ↩
- Robin Degron, « Les démocraties européennes à l’épreuve de la mondialisation à travers le cas du Brexit », revue Politiques et management public, n°2, 2019. ↩
- On peut noter l’important travail réalisé par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées. ↩
- Cf. La prospective « Futurs Énergétiques 2050 » d’octobre 2021 conduite par Réseau de transport de l’électricité (RTE) dont la qualité atteste d’une volonté de sécuriser l’approvisionnement énergétique du pays. ↩
- Au sein du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, niché au sein d’Agreste, le Centre d’études et de prospective (CEP) fait un travail de fond. ↩
- Robin Degron, « L’Europe, la France et ses territoires face au développement durable : Quelle organisation sous contrainte financière ? », Habilitation à diriger des recherches, Université François Rabelais, 2020. ↩
- Robin Degron, « La transition bas-carbone de l’Union européenne : un impact limité mais un risque systémique élevé », Bulletin de l’association des géographes français, n°97-4, 2021. ↩
- Nous faisons ici nôtre la réflexion de Jean-Paul Delevoye, « Crise et renouveau de la démocratie », in Futuribles. L’auteur soulignait que la crise démocratique était d’abord une crise d’absence de vision politique, 2017. ↩
- Le numéro 1100 de la Revue Politique et Parlementaire « La guerre de tous contre tous ? » donne à voir une société occidentale parcourue par les divisions qui minent sa capacité de vision et d’action collectives avec notamment la montée du wokisme et le diktat des minorités. ↩